Chapitre 2. Les disciples

Trois jours plus tard, le jeudi matin, Sean vient cogner à ma porte vers 10 heures. Il me demande sans trop tourner autour du pot si je lui permets de parler de mon idée d’individualisme conscient à ses copains, principalement, mais pas exclusivement, des membres de l’Église anglicane de Québec.

-Je ne vois pas ce qui me permettrait de t’en empêcher. On vit dans un pays libre à ce que je sache. Je n’ai pas fait breveter le concept, ni demandé de copyright! Je ne suis sûrement pas non plus le premier à avoir pensé à ce genre d’idées.

-Quand même, jusqu’à un certain point, c’est un concept original. La façon que tu présentes les choses me semble inédite, et je veux te laisser la chance de l’expliquer si tu veux.

-Je peux bien l’expliquer à qui le voudra bien, autour d’une bière, mais je ne prendrai pas le bâton du pèlerin pour annoncer la bonne nouvelle cependant! J’imagine que ce n’est pas ton intention non plus.

-Bien sûr que non, cependant je crois que ça peut quand même avoir plus d’incidence qu’une simple conversation autour d’une bière. Ça en a eu pour moi en tout cas.

-On fait un deal, Sean : tu peux en parler autant que tu veux, mais ne viens pas dire que l’idée vient de toi. J’ai quand même un peu d’orgueil à ce sujet. Tu peux leur dire que ça vient d’un ami, tu peux même leur dire mon nom. Mais je ne veux pas rencontrer tous tes copains nécessairement. Je te fais confiance pour faire la part des choses.

-OK, je te remercie. J’ai justement une rencontre liturgique ce soir et je voulais pouvoir en parler. Je voulais cependant m’assurer que ça ne te froisserait pas.

-Je te remercie, Sean, pour ta considération. Tu peux aller en paix!

Je lui ai dit ça sur le ton de la blague, en faisant un signe de croix à distance afin de m’assurer qu’il comprenne mon humour. Ça n’a pas été suffisant semble-t-il. Il m’a regardé avec un air un peu boudeur. Voulant mettre fin à cette période de malaise, j’ai tout de suite relancé la conversation.

-Sean, explique-moi donc ce que tu entends par les incidences qu’ont eu pour toi notre conversation concernant l’individualisme conscient. Ça m’intéresse!

-J’ai pas le temps Jeff, je dois aller au lab, on m’attend. On en reparlera demain peut-être. Je voulais juste avoir ta bénédiction.

… M’a-t-il dit avec un air de dédain pour me faire comprendre qu’il savait bien que j’essayais de faire mon comique, mais que ce n’était vraiment pas drôle. Je crois qu’il se demandait comment un crétin comme moi pouvait avoir accouché d’un concept qui l’intéressait tant. Je suis certain qu’il m’aurait parlé des « incidences-de-mon-discours », s’il n’avait pas été sous le choc de la déception de mon humour peu reluisant.

*****

Le lendemain matin, il est effectivement revenu me voir. Lui et 5 de ses amis. 3 gars et deux filles. Ils avaient tous l’air vraiment constipé et gêné. Je crois que j’avais le même air quand j’ai ouvert la porte et que j’ai vu le groupe solliciter un entretien avec moi, avec Sean comme porte-parole.

-Tu aurais pu m’avertir, Sean! Qui êtes-vous, pourquoi venez-vous me voir tous ensemble ce matin?

-Tu m’as dit pas plus tard qu’hier que ça ne te dérangeait pas. Tu voulais même parler de l’effet qu’a eu sur moi ton concept; voilà l’occasion!

-Bien sûr, mais j’avais mentionné une conversation autour d’une bière, il est un peu tôt pour la bière, tu trouves pas?

-On vient juste jaser un peu, énerve-toi pas. As-tu déjeuné? Voudrais-tu qu’on revienne plus tard?

-J’ai bien déjeuné et j’ai aucune urgence à l’ordre du jour, le moment est aussi bien choisi qu’un autre pour une jasette. C’est juste que c’est un peu intimidant ce groupe qui m’arrive sans avertissement. Je sais même pas si j’ai assez de chaises pour tout le monde!

-On va s’installer dans le salon. Avec le sofa, le plancher et quelques coussins, on va se débrouiller. On n’a pas besoin de grand-chose, juste te jaser. Pas vrai vous autres?

… A dit Sean en se tournant vers le groupe. Ceux-ci, comme une chorale bien entraînée, ont répondu un beau oui semblable à ceux que généraient les élèves de ma classe de 3e année quand la belle madame Lapointe nous demandait de l’écouter.

Ils se sont installés en silence, se présentant chacun leur tour. J’ai tout aussi vite oublié leurs noms, en ne retenant que le fait que ceux-ci étaient anglophones. J’étais encore un peu estomaqué et gêné. Je savais pas trop quoi dire. Moi qui n’ai jamais été très fort pour les convenances et les politesses, je me suis surpris à m’entendre dire :

-Est-ce que je peux vous offrir quelque chose, un verre de jus, de l’eau?... J’ai malheureusement pas de café, j’en bois pas.

-On te remercie Jeff, mais je crois que ce dont on a vraiment besoin, c’est de te parler, et on a hâte de commencer! Comme tu le sais, j’ai discuté du concept d’individualisme conscient avec mon groupe liturgique, et ça a vraiment suscité de l’intérêt. Ces gens-là ne sont que quelques représentants de notre groupe qui étaient disponibles pour cette rencontre. L’ensemble du groupe, une centaine de personnes, a décidé de nous laisser poursuivre notre démarche basée sur ce concept. Le curé de notre paroisse nous a demandé de concrétiser cette initiative et d’en faire la contribution de notre petite église à la réflexion mondiale sur l’unité spirituelle.

C’était le début de la tourmente. Vous voyez que j’exagérais pas en parlant d’une situation complètement rocambolesque! Avec une petite chaleur s’intensifiant à la tempe, j’ai dit, d’une voix chevrotante :

-De quoi tu parles? Quelle est l’initiative que vous voulez mener?

-Elle est en cours d’élaboration, dit Sean, avec un enthousiasme que je ne lui connaissais pas. Le principe est d’offrir un concept interreligieux, et même inter-croyance, impliquant des athées comme toi, afin de tenter d’éliminer les tensions qui divisent ces divers groupes. L’implication d’un athée, comme toi, comme initiateur du concept, avec notre groupe comme porteur, lui donne déjà beaucoup de crédibilité. Ton apport est essentiel, pas seulement comme instigateur de l’idée, mais aussi comme participant actif à notre mouvement.

-Mais il est très probable que je ne sois pas du tout un participant actif à votre mouvement. Je ne veux pas, ni de près, ni de loin, être associé à un mouvement. Je suis anti-mouvement!

Enfin, un autre membre du groupe visiteur prit la parole. J’avais peur que Sean ne soit devenu le Messie et que son groupe de disciples ne faisait que le suivre en s’abreuvant de ses paroles. Je n’aurais jamais pu imaginer ça! Le grand rouquin, appelons-le Red, puisque la conversation se passait en anglais, dit calmement :

-Nous sommes tout à fait d’accord. Le concept est tellement nouveau qu’il faut développer un nouveau vocabulaire, mieux adapté, pour se faire comprendre. Il ne s’agit pas vraiment d’un mouvement, mais d’une proposition que nous lançons, en toute humilité, afin d’offrir notre mince contribution pour améliorer le monde. Nous ne sommes que des haut-parleurs. Le message se veut parfaitement inclusif, pas du tout ségrégationniste. Par contre, la qualité du haut-parleur peut aider à ce que le message soit entendu. Une fois entendu, on le laisse aller, on n’a plus à s’en occuper.

La petite brune à lunettes (assez cute d’ailleurs, et relativement sexy, ne correspondant pas du tout à mon stéréotype péjoratif de l’anglicane à grandes dents et un peu moche) renchérit, avec un léger accent francophone, témoignant de son intégration complète à la communauté de la ville de Québec:

-C’est pas toujours évident, notre démarche. Nous on vient d’un groupe religieux, avec une logique de groupe bien huilée, et on a besoin de sortir de cette logique dans ce cas. On a besoin de toi pour nous aider à bien se positionner, pour ne pas rater notre coup.

Il y eu ensuite un petit moment de silence un peu troublant, qui a peut-être duré 10, 20 secondes, je ne sais pas. Ça a paru très long!

Les intentions étaient bonnes, mais je ne voyais pas comment ça pouvait fonctionner. Je n’avais pas vraiment l’intention d’y mettre du temps, alors que c’était ce qu’il aurait fallu faire afin d’éviter un dérapage. J’ai sorti ce que je croyais être ma meilleure carte pour mettre fin à ce moment angoissant, duquel je voulais m’extirper le plus rapidement possible.

-La meilleure solution est peut-être simplement que je vous retire mon autorisation de discuter de ce concept, et ainsi, on en finit là. On n’est pas pires copains pour autant! On oublie tout ça et vous repartez dans votre bonheur, et je repars dans le mien.

Cette fois, il n’y a pas eu de moment de silence, les 6 ont voulu intervenir simultanément et spontanément. C’est Red qui a eu le dessus, en parlant plus fort que les autres.

-C’est impossible Jeff. Le concept est lancé, il ne t’appartient plus! On ne peut pas faire semblant qu’il ne s’est rien passé! On y croit, nous! C’est peut-être notre chance d’apporter une contribution significative à notre monde!

-Wô, wô! que je lui ai dit. On ne parle quand même que d’un concept d’individualisme conscient; de responsabilisation bilatérale entre un individu et sa communauté. C’est pas une révolution, ça! C’est le concept même de la famille. C’est aimez-vous les uns les autres. C’est pas vraiment nouveau, c’est pas vraiment une révélation! Vous allez faire rire de vous en présentant ce concept comme si vous aviez découvert le vrai sens de la vie!

Sean a repris le fil de la conversation. J’ai bien eu l’impression que les trois autres, à part bouger la tête en signe d’approbation ou de désapprobation, ne contribueraient pas vraiment à la conversation.

-On l’a quand même testé sur notre groupe et ça a semblé faire un effet bœuf. On n’est sûrement pas plus bête que la moyenne de la population!

-Vous êtes un groupe qui a soif de ce genre de révélation! Vous êtes conditionnés pour ça! Je ne crois pas que vous puissiez vous considérer comme étant représentatifs de la population quand il s’agit de mesurer l’intérêt par rapport à un concept spirituel.

-OK, dit Sean, il s’agit donc de s’adresser à un groupe non-conditionné et de voir ce qu’il en pensera. On peut y aller par petits pas. Je crois d’ailleurs que c’est la meilleure façon de procéder. Ça nous garantit de garder une certaine humilité par rapport au message, et de plus, ça nous évite de nous péter la gueule trop fort, si Jeff a raison, et que l’on se trompe au sujet de l’intérêt du concept. Tu vois Jeff, ton esprit pragmatique nous aide déjà à mieux définir notre initiative. Tu contribues déjà à notre réflexion à ce sujet.

-Vous savez, j’aimerais mieux que cette rencontre n’ait jamais eu lieu. Mais comme je ne crois pas que vous aller enterrer l’idée, j’aime autant m’assurer que celle-ci meure de sa belle mort avant que vous ne fassiez des fous de vous, et que j’y sois associé.

J’aurais sans doute pu aussi leur dire de faire ce qu’ils voulaient, mais de ne surtout pas m’associer à cette initiative. Mais je ne pouvais pas. Dans le fond de moi, il y avait ce relent d’orgueil qui me disait que c’était mon idée et que je ne pouvais pas la laisser aller sans ne rien recevoir en retour… et si ça créait un engouement finalement… on ne sait jamais!

Donc, c’était l’orgueil qui motivait mes décisions principalement. Mais comment peut-on expliquer l’orgueil d’un point de vue d’un athée spirituel comme moi? Une chance que Sean ne m’a jamais posé la question! J’en aurais eu pour quelques jours à y penser.

J’étais vraiment tout croche. Je n’aimais pas cette situation où je perdais un peu le contrôle. Bien sûr, j’avais réussi à en récupérer une partie, mais pour combien de temps? Le groupe des 6 discutaient entre eux. J’avais complètement perdu le fil, voguant dans mes pensées qui s’entrechoquaient. C’est alors que Red m’a ramené sur terre :

-Jeff, si on met en place notre plan d’action, quelles personnes nous suggères-tu d’aller voir en premier comme groupe-témoin?

Spontanément, sans même y penser, je dis : le groupe des étudiants diplômés en génie électrique du laboratoire où Sean et moi travaillons. Effectivement, ce groupe éclectique aurait tôt fait de ridiculiser l’idée, eux qui étaient des clones de Catherine en ce qui concerne l’ouverture aux discussions philosophiques.

Tout le monde s’est mis d’accord. Il s’agissait de trouver un moment pour leur amener ce sujet, alors qu’ils étaient réunis. J’ai encore décroché… je venais de songer que j’avais un rendez-vous avec Catherine prévu en soirée. Dans l’état où j’étais, je ne pourrais pas faire semblant de rien. De plus, Catherine ne voudrait certainement pas en entendre parler. Vivement que cette perturbation s’éteigne! Sinon, Catherine et moi, ce serait la fin très rapidement. En attendant, il fallait que j’annule le rendez-vous de ce soir sans trop la froisser, sans lui faire voir que c’était pour des raisons « philosophiques », sans qu’elle puisse se sentir négligée. C’était jamais facile d’annuler un rendez-vous avec Catherine, son horaire devait être réglé d’avance, et il ne fallait pas y déroger. Je n’anticipais donc rien de bon.

Par contre, j’avais encore confiance que les choses allait se tasser à court terme. Je ne me suis donc pas lancé dans la rédaction de ce texte à ce moment. Je ne l’ai fait que quand j’ai senti que la situation m’échappait vraiment et que c’était irréversible. Quand j’ai songé que Catou ne serait pas là pour m’aider, et que je me retrouverais seul face à cette maudite situation.

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