Chapitre 2. Je capote

Catherine était vraiment en tabarnak! Elle se doutait bien de quelque chose. Elle n’osait même pas aborder le sujet, mais je sentais qu’elle y pensait. C’était quand même pas difficile pour elle de faire le lien. J’ai été incapable de lui mentir. Je lui ai simplement dit que je ne filais pas et je lui ai suggéré de remettre ça à mardi soir prochain, la soirée de Amazing Race à la télé, l’émission qu’elle aime tellement. En fin de semaine, la grande fin de semaine du congé des Patriotes, elle allait voir ses parents à Rivière-du-Loup, alors ça me laisserait du temps pour me remettre de mes émotions. Quand Catherine m’a demandé ce que j’avais, et si je voulais qu’elle s’occupe de moi, je lui ai dit que je savais pas trop ce que j’avais et que j’aimerais mieux rester seul. Je crois que c’est là qu’elle a compris! La conversation n’a pas duré longtemps après ça. J’espérais qu’elle aussi aurait tout oublié le mardi suivant.

Le mardi suivant, je saurais un peu plus si ça passe ou ça casse puisque c’était cette journée là que Sean rencontrerait la gang du lab pour lui présenter le « concept ». Les choses se précipitaient vraiment. J’avais oublié les dîners-rencontre du lab du 4e lundi du mois (mardi dans ce cas, à cause du congé), où un membre de l’équipe vient nous raconter un passe-temps, une passion personnelle. Nos profs (les superviseurs associés à notre lab) ont rendu la présence à ces dîners presqu’obligatoire. C’est une bonne idée pour l’esprit d’équipe, mais ça tombait mal. J’avais oublié que Sean était à l’horaire depuis plus de 2 mois. Il devait parler de son certificat en théologie. Mais suite aux derniers développements, devinez de quoi il a parlé? C’était à croire que le hasard s’acharnait sur moi! Je n’étais pas fâché que la situation ne traîne pas trop en longueur, mais là, ça allait un peu trop vite à mon goût. Comment n’y avais-je pas pensé? Sean lui, voyait ça comme un signe du destin, évidemment!

Je commençais à être nerveux. Je me rendis alors compte que mes collègues ne sont pas aussi anti-spirituels que ça. Je me suis rappelé de différents dîners-rencontres où le sujet avait été abordé. En fait, lors de nos conversations, je devais être celui qui donnait l’impression d’être le plus anti-spirituel, étant tellement prolifique en niaiseries de tous genres. Je me basais sur nos échanges de niaiseries pour juger mes collègues, alors qu’il ne s’agissait que d’une facette, bien superficielle, de leurs personnalités. André a toujours eu des tendances ésotériques, ça c’était bien connu! Mais en y pensant bien, Hamid, un musulman, non-pratiquant par contre, s’impliquait aussi dans le religieux, à sa façon. Souvent avec un joint entre les dents, mais ça ne l’empêchait pas d’être très intéressé par le sujet de la quête de soi, et de tenter d’identifier le but de l’existence. Même Paul m’avait déjà parlé de lectures qu’il avait faites à ce sujet suite à la mort de son père. Stéphanie était très préoccupée par les conflits religieux dans le monde et pourrait être séduite par un discours rassembleur. Sean a quand même beaucoup de verve, et j’étais certain qu’il aurait bien préparé sa présentation. J’aurais dû réfléchir plus longuement et trouver un groupe de personnes plus superficielles… mais est-ce qu’il y en avait?

Quand on se met à y penser, on se rend compte que presque tout le monde s’intéresse à ce sujet d’une façon ou d’une autre. C’est normal après tout. Ceux qui y consacrent le moins de temps sont peut-être ceux qui font partie de groupes religieux. Pas besoin de trop y réfléchir, il s’agit simplement d’avoir la foi!

J’ai eu trois jours pour m’imaginer tous les scénarios possibles. Plus je réfléchissais, plus j’étais voué à la défaite. J’ai finalement convenu avec Sean qu’il ne mentionnerait pas mon nom lorsqu’il présenterait le concept. Il dirait que c’était une idée qui circulait en ce moment et qui l’enthousiasmait, tout simplement. J’ai essayé d’en savoir plus sur le texte que Sean allait utiliser, mais il ne m’a permis d’obtenir aucune information. Il ne faisait que me répéter « tu verras bien » avec son charmant accent australien. Je n’ai pas rédigé un seul mot pour ma thèse, rien du tout! C’est pourtant la raison que j’ai donnée à mes parents pour ne pas les visiter cette fin de semaine-là. J’étais presque dans un état catatonique. Je mangeais, je réfléchissais, je dormais et je re-réfléchissais. Je ne faisais que tourner et retourner les mêmes scénarios dans ma tête. Quand le mardi matin est enfin arrivé, j’étais presque soulagé. Un calvaire tirait à sa fin… pour tout de suite être remplacé par un autre!

Sean a fait une présentation sobre, mais efficace. Il a concentré ses paroles sur l’esprit de communauté, l’élargissement de nos communautés immédiates à la population mondiale, l’utopie du collectivisme, l’utilisation de l’individualisme à des fins d’avancement collectif. Ses co-disciples n’étaient pas là. La réunion se faisait à l’intérieur de notre propre petite communauté. Pas de présentation PowerPoint en accompagnement, seul Sean et sa conviction d’apporter un discours frais et rassembleur. Il a respecté notre contrat, n’a pas parlé de moi. Finalement, c’était sans doute une erreur! En parlant de moi, il aurait un peu démystifié le concept, ce qui l’aurait rendu moins attrayant. Le public était à la fois intéressé, et soulagé de ne pas entendre parler de certificat en théologie, ce qui décuplait leur intérêt. Il y a eu un bon nombre de questions. La plupart assez faciles à répondre, du genre, « est-ce une idéologie anglicane? ». À la fin, les questions ont porté sur le plan d’action, la façon de s’impliquer dans le « mouvement ». C’était gagné pour Sean, qui leur a dit franchement que tout restait à faire. Il y a bien eu certaines personnes blasées qui écoutaient d’une oreille distraite et avaient hâte que ça finisse. Mais aucune n’a réagi négativement, aucune n’a semblé inquiétée par la création d’un nouveau mouvement « spirituel », contrairement à ce que j’avais prévu dans mon scénario # 138. Même les profs semblaient ravis qu’un de leurs étudiants s’implique dans un concept pacifiste et rassembleur. Il faut dire qu’ils étaient tous et toutes, sauf une exception, des anciens hippies ayant prôné le peace and love. Ils aimaient l’idée de croire que c’était à notre tour d’être idéalistes. Maintenant qu’ils avaient atteint la réussite sociale, ils trouvaient leur passé de marxiste-léniniste bien rigolo, et ils se trouvaient bien naïfs d’avoir un jour cru au peace and love généralisé à l’échelle de la planète. Par contre, ça les amusait de voir que l’on allait peut-être suivre le même cheminement qu’eux, avant de réaliser que l’on perdait notre temps. J’aurais peut-être dû choisir un groupe-témoin de vieux blasés comme eux…

À la fin de sa présentation, voyant qu’on le questionnait de toutes parts sur la suite des choses, Sean a laissé échapper que même un athée convaincu comme moi était associé à ce concept. J’ai confirmé le tout, mais j’aurais aimé mieux être ailleurs. J’ai atteint mon but en quittant rapidement les lieux pendant que Sean baignait toujours dans l’enthousiasme majoritaire. Je me suis rendu directement à l’appart et j’ai commencé à me dire que j’avais besoin d’en parler à quelqu’un afin de m’aider à remettre les choses en perspective; mais à qui?

Mes amis sont ceux qui étaient pâmés par le discours de Sean. J’ai aussi des coéquipiers de sports, mais je ne leur ai jamais parlé de ce genre de sujet, et je ne commencerai certainement pas maintenant. Catherine, on oublie…d’ailleurs je vais voir Catherine ce soir! Mes amis du CEGEP à Montréal, je ne les ai pas vus depuis plus de 3 ans, alors ils n’apprécieraient pas ce genre d’entrée en matière après tout ce temps. Mes parents sont hyper-religieux (ou en tout cas, hyper contre tout genre de remise en question de leur éducation hyper-catholique), alors ils n’apprécieraient certainement pas bien ma position dans cette situation. Mes sœurs ne comprendraient sûrement rien, et sont bien trop occupées pour que je les dérange avec ça. Les parents de Catherine, mon oncle préféré, le grand ami de mon père qui était jadis mon coach de hockey,… non, il faut oublier ça. Et je ne vais quand même pas me tourner vers Dieu!

J’ai décidé que la meilleure façon de négocier la situation était d’écrire. Décrire ce que je vis, pour m’aider à bien la comprendre, la mettre en perspective, mieux la partager avec qui je le voudrai bien par la suite. Alors, j’ai écrit comme un malade! Ça m’a fait le plus grand bien. Je n’étais plus capable de m’arrêter. Entre 13h et 18h, j’avais déjà complété le premier chapitre que vous avez déjà lu. Pas une retouche, je me permettais de relire certains paragraphes de temps en temps pour éviter les fautes de frappe et les fautes d’orthographe, mais c’est tout. J’étais possédé de l’esprit du raconteur fou, qui sommeillait en moi. Je ne pensais même pas à la faim qui me tenaillait, quand j’ai finalement décroché et je me suis fait un sandwich. Catherine devait arriver vers 19h30…

Sean m’a appelé vers 18h30. Il m’a dit à quel point il était heureux de voir que le concept marchait. Avec sa gang, ils avaient déjà prévu différentes interventions auprès de leur communauté immédiate. Sean en parlera à sa communauté religieuse australienne, Red en parlera à ses collègues de la construction lors d’une prochaine réunion syndicale, le prêtre anglican de Québec en parlera lors de son prochain sermon. Sean envisageait même organiser un grand rassemblement à ce sujet à l’université Laval, d’ici un mois, si les choses progressaient comme il l’anticipait (en juin, y aura pas un chat que je me suis dit!)…Il m’a demandé si je voulais m’impliquer et de quelle manière. J’avais mal à la tête. J’ai dit à Sean de me laisser quelques jours pour y penser, je le rappellerais. Don’t call us, we’ll call you! Qu’est-ce que j’allais faire avec Catherine qui s’en venait, est-ce que j’annulais encore ce rendez-vous?

Pendant que j’y pensais, au ralenti, il va de soi, Catherine a sonné à la porte. Elle est arrivée tôt la coquine! Je suis allé répondre, que pouvais-je faire d’autre? Elle a tout de suite vu ce qui se passait. Je le voyais bien dans sa réaction de complète déception. Pas un mot n’a été échangé, jusqu’à ce que l’on se soit assis sur le divan. Après quelques secondes à me regarder d’un air de pitié, qui me levait le cœur, Catherine m’a dit, calmement : si j’ai bien compris, c’est pas encore fini tes histoires philo-religieuses avec Sean?! On dirait même que ça prend toute la place ici!...Qu’est-ce que je fais avec ça moi? Je lui ai dit que je n’y pouvais rien. C’était pas moi qui l’avais voulu. Ça me dépassait complètement, et ça me rendait fou! J’avais besoin d’elle! Elle m’a dit qu’elle ne pouvait pas m’aider si elle ne comprenait pas ce qui se passait. Elle avait peur de pas pouvoir comprendre, puisqu’à ce sujet, on n’était pas sur la même longueur d’onde. Je ne savais pas quoi répondre, elle ne savait plus quoi dire. Ça faisait seulement 5 minutes qu’elle était là et ça semblait déjà long. J’aurais eu le goût de la prendre dans mes bras vigoureusement et de la frencher, mais ça n’était pas le moment. Elle n’avait rien à dire, elle s’est levée pour s’en aller. Comme je ne voulais pas qu’elle parte, je me suis forcé à dire quelque chose, n’importe quoi, je trouverais bien au fur à mesure…

-Peut-être comprendrais-tu mieux la situation si je pouvais te la décrire en détail dans un texte à partir du début. Je ne crois pas que ce serait faisable de t’expliquer le tout par la parole; tu risques de m’interrompre par tes expressions faciales, tu es tellement expressive tu sais!

Elle a aimé ça cette petite observation montrant qu’elle comptait encore pour moi. Je l’ai vue esquisser un sourire, mais pas longtemps. Elle s’est arrêtée et m’a dit :

-Et j’attends combien de temps avant que tu ne me génères ce texte? J’attends de recevoir un colis par la poste?

-Non, non, j’ai déjà écrit une partie de l’affaire aujourd’hui. C’est la mise en contexte initiale, l’essentiel n’y est pas, mais je peux te donner ça à lire aujourd’hui et je vais compléter le reste demain. Demain soir, tu pourras venir chercher le reste, je te jure que j’aurai complété le tout.

-Et ça tient sur combien de pages ton affaire, comme tu dis?

-Pour l’instant, je crois que j’en suis à la page 13 d’un fichier Word normal. Il faudrait que je le fasse imprimer par contre.

-13 pages pour la mise en contexte! T’as écrit ça aujourd’hui? Si tu roulais à ce rythme-là pour ta thèse, t’aurais déjà fini la semaine passée! T’es sûr que tu y vas pas un peu fort avec 13 pages de mise en contexte?

-À toi de me le dire Catherine, c’est pour ça que j’aimerais que tu le lises!

-Écoute, j’ai pas que ça à faire, j’ai un poster à préparer pour ma présentation à Las Vegas la semaine prochaine.

J’avais oublié de préciser que Catherine est étudiante au doctorat en biologie. Elle étudie les maringouins et les propriétés de leur salive. Y parait que c’est très hot comme sujet!

-Tu lisais l’intégrale de Baudelaire en une semaine quand tu avais 7 ans (exagération de mon cru, qui est devenu un running gag pour notre couple, et qui souligne, de façon imagée, la passion de Catherine pour la lecture), 13 pages de traitement de texte ne devraient que te prendre environ 10 minutes!

-Pas quand il y a 10 fautes d’orthographe par paragraphe comme c’est ton habitude!

M’a-t-elle dit avec un beau sourire qui m’a fait fondre. Finalement, peut-être que je l’aime cette fille, et je ne dis pas ça parce que je sais qu’elle va lire ce texte.

Catherine est la correctrice de mes textes de thèse, elle sait de quoi elle parle. Mais je savais qu’elle disait ça pour détendre l’atmosphère.

-OK d’abord, disons 15 minutes. Ça te va?

-On peut bien essayer. On n’a pas accompli grand-chose en essayant de se parler tout à l’heure en tout cas!

-Il faut quand même que je te dise que je parle un peu de toi dans ce texte, et peut-être que ça ne te fera pas plaisir. Je fais aussi quelques révélations assez personnelles que je ne t’avais même pas encore confiées.

-Comme quoi?

-Comme ma libido ordinaire par exemple!

-C’est pas une grosse révélation. Tu es quand même performant quand ta blonde l’exige!

Je crois qu’elle aussi, elle m’aime encore après tout.

-C’est bien ce que je dis dans le texte!

-Alors, c’est que ton texte est honnête. Peut-être que je ne serai pas contente de voir ce que tu écris sur moi et sur nous, mais au moins j’aurai l’heure juste.

-Prends pas trop ça pour du cash tu sais, on pourra en parler par la suite.

-Ne fais pas ton pissou, fais imprimer le texte et donne-le-moi que je te laisse écrire la suite!

Je me suis exécuté pendant que l’on a continué à se parler amicalement de mon manque de talent littéraire, malgré mon côté prolifique. Elle a réussi à me faire complètement oublier mon état de fébrilité la petite bonyenne!

Une fois le texte imprimé, un petit bec sur les lèvres, un pseudo-câlin, mais sans plus. Elle partait immédiatement en roulant ses hanches, toujours aussi sensuellement. Une chance que ma libido était sous contrôle, car cette fille était magnifique! L’attitude de Catherine m’a rassuré, j’étais persuadé d’avoir bien fait en lui donnant ce texte. J’étais certain qu’elle comprendrait et qu’elle pourrait m’aider.

J’ai effectivement écrit le reste le lendemain. Il est 15h, et je viens tout juste de finir. Je sens que les heures d’attente à venir vont être pénibles… J’ai un peu peur de sa réaction. Va-t-elle vouloir lire le reste?

J’ai décidé que j’allais continuer d’écrire ce « récit », tant et aussi longtemps que la situation continuera d’exister. Je vais par contre faire le nécessaire pour écrire le récit en direct, ou presque, à partir de maintenant. Je ne vais quand même pas me promener avec mon ordinateur partout où je me promène, mais je vais y revenir aussitôt que possible.

Chapitre 2. Les disciples

Trois jours plus tard, le jeudi matin, Sean vient cogner à ma porte vers 10 heures. Il me demande sans trop tourner autour du pot si je lui permets de parler de mon idée d’individualisme conscient à ses copains, principalement, mais pas exclusivement, des membres de l’Église anglicane de Québec.

-Je ne vois pas ce qui me permettrait de t’en empêcher. On vit dans un pays libre à ce que je sache. Je n’ai pas fait breveter le concept, ni demandé de copyright! Je ne suis sûrement pas non plus le premier à avoir pensé à ce genre d’idées.

-Quand même, jusqu’à un certain point, c’est un concept original. La façon que tu présentes les choses me semble inédite, et je veux te laisser la chance de l’expliquer si tu veux.

-Je peux bien l’expliquer à qui le voudra bien, autour d’une bière, mais je ne prendrai pas le bâton du pèlerin pour annoncer la bonne nouvelle cependant! J’imagine que ce n’est pas ton intention non plus.

-Bien sûr que non, cependant je crois que ça peut quand même avoir plus d’incidence qu’une simple conversation autour d’une bière. Ça en a eu pour moi en tout cas.

-On fait un deal, Sean : tu peux en parler autant que tu veux, mais ne viens pas dire que l’idée vient de toi. J’ai quand même un peu d’orgueil à ce sujet. Tu peux leur dire que ça vient d’un ami, tu peux même leur dire mon nom. Mais je ne veux pas rencontrer tous tes copains nécessairement. Je te fais confiance pour faire la part des choses.

-OK, je te remercie. J’ai justement une rencontre liturgique ce soir et je voulais pouvoir en parler. Je voulais cependant m’assurer que ça ne te froisserait pas.

-Je te remercie, Sean, pour ta considération. Tu peux aller en paix!

Je lui ai dit ça sur le ton de la blague, en faisant un signe de croix à distance afin de m’assurer qu’il comprenne mon humour. Ça n’a pas été suffisant semble-t-il. Il m’a regardé avec un air un peu boudeur. Voulant mettre fin à cette période de malaise, j’ai tout de suite relancé la conversation.

-Sean, explique-moi donc ce que tu entends par les incidences qu’ont eu pour toi notre conversation concernant l’individualisme conscient. Ça m’intéresse!

-J’ai pas le temps Jeff, je dois aller au lab, on m’attend. On en reparlera demain peut-être. Je voulais juste avoir ta bénédiction.

… M’a-t-il dit avec un air de dédain pour me faire comprendre qu’il savait bien que j’essayais de faire mon comique, mais que ce n’était vraiment pas drôle. Je crois qu’il se demandait comment un crétin comme moi pouvait avoir accouché d’un concept qui l’intéressait tant. Je suis certain qu’il m’aurait parlé des « incidences-de-mon-discours », s’il n’avait pas été sous le choc de la déception de mon humour peu reluisant.

*****

Le lendemain matin, il est effectivement revenu me voir. Lui et 5 de ses amis. 3 gars et deux filles. Ils avaient tous l’air vraiment constipé et gêné. Je crois que j’avais le même air quand j’ai ouvert la porte et que j’ai vu le groupe solliciter un entretien avec moi, avec Sean comme porte-parole.

-Tu aurais pu m’avertir, Sean! Qui êtes-vous, pourquoi venez-vous me voir tous ensemble ce matin?

-Tu m’as dit pas plus tard qu’hier que ça ne te dérangeait pas. Tu voulais même parler de l’effet qu’a eu sur moi ton concept; voilà l’occasion!

-Bien sûr, mais j’avais mentionné une conversation autour d’une bière, il est un peu tôt pour la bière, tu trouves pas?

-On vient juste jaser un peu, énerve-toi pas. As-tu déjeuné? Voudrais-tu qu’on revienne plus tard?

-J’ai bien déjeuné et j’ai aucune urgence à l’ordre du jour, le moment est aussi bien choisi qu’un autre pour une jasette. C’est juste que c’est un peu intimidant ce groupe qui m’arrive sans avertissement. Je sais même pas si j’ai assez de chaises pour tout le monde!

-On va s’installer dans le salon. Avec le sofa, le plancher et quelques coussins, on va se débrouiller. On n’a pas besoin de grand-chose, juste te jaser. Pas vrai vous autres?

… A dit Sean en se tournant vers le groupe. Ceux-ci, comme une chorale bien entraînée, ont répondu un beau oui semblable à ceux que généraient les élèves de ma classe de 3e année quand la belle madame Lapointe nous demandait de l’écouter.

Ils se sont installés en silence, se présentant chacun leur tour. J’ai tout aussi vite oublié leurs noms, en ne retenant que le fait que ceux-ci étaient anglophones. J’étais encore un peu estomaqué et gêné. Je savais pas trop quoi dire. Moi qui n’ai jamais été très fort pour les convenances et les politesses, je me suis surpris à m’entendre dire :

-Est-ce que je peux vous offrir quelque chose, un verre de jus, de l’eau?... J’ai malheureusement pas de café, j’en bois pas.

-On te remercie Jeff, mais je crois que ce dont on a vraiment besoin, c’est de te parler, et on a hâte de commencer! Comme tu le sais, j’ai discuté du concept d’individualisme conscient avec mon groupe liturgique, et ça a vraiment suscité de l’intérêt. Ces gens-là ne sont que quelques représentants de notre groupe qui étaient disponibles pour cette rencontre. L’ensemble du groupe, une centaine de personnes, a décidé de nous laisser poursuivre notre démarche basée sur ce concept. Le curé de notre paroisse nous a demandé de concrétiser cette initiative et d’en faire la contribution de notre petite église à la réflexion mondiale sur l’unité spirituelle.

C’était le début de la tourmente. Vous voyez que j’exagérais pas en parlant d’une situation complètement rocambolesque! Avec une petite chaleur s’intensifiant à la tempe, j’ai dit, d’une voix chevrotante :

-De quoi tu parles? Quelle est l’initiative que vous voulez mener?

-Elle est en cours d’élaboration, dit Sean, avec un enthousiasme que je ne lui connaissais pas. Le principe est d’offrir un concept interreligieux, et même inter-croyance, impliquant des athées comme toi, afin de tenter d’éliminer les tensions qui divisent ces divers groupes. L’implication d’un athée, comme toi, comme initiateur du concept, avec notre groupe comme porteur, lui donne déjà beaucoup de crédibilité. Ton apport est essentiel, pas seulement comme instigateur de l’idée, mais aussi comme participant actif à notre mouvement.

-Mais il est très probable que je ne sois pas du tout un participant actif à votre mouvement. Je ne veux pas, ni de près, ni de loin, être associé à un mouvement. Je suis anti-mouvement!

Enfin, un autre membre du groupe visiteur prit la parole. J’avais peur que Sean ne soit devenu le Messie et que son groupe de disciples ne faisait que le suivre en s’abreuvant de ses paroles. Je n’aurais jamais pu imaginer ça! Le grand rouquin, appelons-le Red, puisque la conversation se passait en anglais, dit calmement :

-Nous sommes tout à fait d’accord. Le concept est tellement nouveau qu’il faut développer un nouveau vocabulaire, mieux adapté, pour se faire comprendre. Il ne s’agit pas vraiment d’un mouvement, mais d’une proposition que nous lançons, en toute humilité, afin d’offrir notre mince contribution pour améliorer le monde. Nous ne sommes que des haut-parleurs. Le message se veut parfaitement inclusif, pas du tout ségrégationniste. Par contre, la qualité du haut-parleur peut aider à ce que le message soit entendu. Une fois entendu, on le laisse aller, on n’a plus à s’en occuper.

La petite brune à lunettes (assez cute d’ailleurs, et relativement sexy, ne correspondant pas du tout à mon stéréotype péjoratif de l’anglicane à grandes dents et un peu moche) renchérit, avec un léger accent francophone, témoignant de son intégration complète à la communauté de la ville de Québec:

-C’est pas toujours évident, notre démarche. Nous on vient d’un groupe religieux, avec une logique de groupe bien huilée, et on a besoin de sortir de cette logique dans ce cas. On a besoin de toi pour nous aider à bien se positionner, pour ne pas rater notre coup.

Il y eu ensuite un petit moment de silence un peu troublant, qui a peut-être duré 10, 20 secondes, je ne sais pas. Ça a paru très long!

Les intentions étaient bonnes, mais je ne voyais pas comment ça pouvait fonctionner. Je n’avais pas vraiment l’intention d’y mettre du temps, alors que c’était ce qu’il aurait fallu faire afin d’éviter un dérapage. J’ai sorti ce que je croyais être ma meilleure carte pour mettre fin à ce moment angoissant, duquel je voulais m’extirper le plus rapidement possible.

-La meilleure solution est peut-être simplement que je vous retire mon autorisation de discuter de ce concept, et ainsi, on en finit là. On n’est pas pires copains pour autant! On oublie tout ça et vous repartez dans votre bonheur, et je repars dans le mien.

Cette fois, il n’y a pas eu de moment de silence, les 6 ont voulu intervenir simultanément et spontanément. C’est Red qui a eu le dessus, en parlant plus fort que les autres.

-C’est impossible Jeff. Le concept est lancé, il ne t’appartient plus! On ne peut pas faire semblant qu’il ne s’est rien passé! On y croit, nous! C’est peut-être notre chance d’apporter une contribution significative à notre monde!

-Wô, wô! que je lui ai dit. On ne parle quand même que d’un concept d’individualisme conscient; de responsabilisation bilatérale entre un individu et sa communauté. C’est pas une révolution, ça! C’est le concept même de la famille. C’est aimez-vous les uns les autres. C’est pas vraiment nouveau, c’est pas vraiment une révélation! Vous allez faire rire de vous en présentant ce concept comme si vous aviez découvert le vrai sens de la vie!

Sean a repris le fil de la conversation. J’ai bien eu l’impression que les trois autres, à part bouger la tête en signe d’approbation ou de désapprobation, ne contribueraient pas vraiment à la conversation.

-On l’a quand même testé sur notre groupe et ça a semblé faire un effet bœuf. On n’est sûrement pas plus bête que la moyenne de la population!

-Vous êtes un groupe qui a soif de ce genre de révélation! Vous êtes conditionnés pour ça! Je ne crois pas que vous puissiez vous considérer comme étant représentatifs de la population quand il s’agit de mesurer l’intérêt par rapport à un concept spirituel.

-OK, dit Sean, il s’agit donc de s’adresser à un groupe non-conditionné et de voir ce qu’il en pensera. On peut y aller par petits pas. Je crois d’ailleurs que c’est la meilleure façon de procéder. Ça nous garantit de garder une certaine humilité par rapport au message, et de plus, ça nous évite de nous péter la gueule trop fort, si Jeff a raison, et que l’on se trompe au sujet de l’intérêt du concept. Tu vois Jeff, ton esprit pragmatique nous aide déjà à mieux définir notre initiative. Tu contribues déjà à notre réflexion à ce sujet.

-Vous savez, j’aimerais mieux que cette rencontre n’ait jamais eu lieu. Mais comme je ne crois pas que vous aller enterrer l’idée, j’aime autant m’assurer que celle-ci meure de sa belle mort avant que vous ne fassiez des fous de vous, et que j’y sois associé.

J’aurais sans doute pu aussi leur dire de faire ce qu’ils voulaient, mais de ne surtout pas m’associer à cette initiative. Mais je ne pouvais pas. Dans le fond de moi, il y avait ce relent d’orgueil qui me disait que c’était mon idée et que je ne pouvais pas la laisser aller sans ne rien recevoir en retour… et si ça créait un engouement finalement… on ne sait jamais!

Donc, c’était l’orgueil qui motivait mes décisions principalement. Mais comment peut-on expliquer l’orgueil d’un point de vue d’un athée spirituel comme moi? Une chance que Sean ne m’a jamais posé la question! J’en aurais eu pour quelques jours à y penser.

J’étais vraiment tout croche. Je n’aimais pas cette situation où je perdais un peu le contrôle. Bien sûr, j’avais réussi à en récupérer une partie, mais pour combien de temps? Le groupe des 6 discutaient entre eux. J’avais complètement perdu le fil, voguant dans mes pensées qui s’entrechoquaient. C’est alors que Red m’a ramené sur terre :

-Jeff, si on met en place notre plan d’action, quelles personnes nous suggères-tu d’aller voir en premier comme groupe-témoin?

Spontanément, sans même y penser, je dis : le groupe des étudiants diplômés en génie électrique du laboratoire où Sean et moi travaillons. Effectivement, ce groupe éclectique aurait tôt fait de ridiculiser l’idée, eux qui étaient des clones de Catherine en ce qui concerne l’ouverture aux discussions philosophiques.

Tout le monde s’est mis d’accord. Il s’agissait de trouver un moment pour leur amener ce sujet, alors qu’ils étaient réunis. J’ai encore décroché… je venais de songer que j’avais un rendez-vous avec Catherine prévu en soirée. Dans l’état où j’étais, je ne pourrais pas faire semblant de rien. De plus, Catherine ne voudrait certainement pas en entendre parler. Vivement que cette perturbation s’éteigne! Sinon, Catherine et moi, ce serait la fin très rapidement. En attendant, il fallait que j’annule le rendez-vous de ce soir sans trop la froisser, sans lui faire voir que c’était pour des raisons « philosophiques », sans qu’elle puisse se sentir négligée. C’était jamais facile d’annuler un rendez-vous avec Catherine, son horaire devait être réglé d’avance, et il ne fallait pas y déroger. Je n’anticipais donc rien de bon.

Par contre, j’avais encore confiance que les choses allait se tasser à court terme. Je ne me suis donc pas lancé dans la rédaction de ce texte à ce moment. Je ne l’ai fait que quand j’ai senti que la situation m’échappait vraiment et que c’était irréversible. Quand j’ai songé que Catou ne serait pas là pour m’aider, et que je me retrouverais seul face à cette maudite situation.

Chapitre 2. Visite du lab.

La semaine suivante s’est passée sans événement particulier. J’étais vraiment motivé, pas nécessairement par la rédaction de ma thèse, mais par la vie en général. Cette conversation m’avait donné une certaine confiance en moi. Je ne réalisais pas complètement les implications de mon malaise par rapport à Catherine. En fait, je faisais semblant qu’il n’y avait pas eu de malaise. C’est dans ce contexte que j’ai eu ma semaine de rédaction la plus efficace. J’ai complété mon chapitre sur la compensation de la dispersion chromatique en 5 jours. Un texte d’une trentaine de pages qui coulait bien, qui me semblait complet, rigoureux, bien expliqué. Un texte donnant une impression de cohérence à des projets qui souvent n’en avaient pas vraiment, si ce n’était une volonté de publier un article scientifique le plus rapidement possible dans des revues spécialisées comme Photonics Technology Letters. J’avais assez bien réussi de ce côté, j’avais déjà une vingtaine de publications où je me retrouvais parmi la liste des auteurs, en comptant la participation à des conférences plus ou moins prestigieuses, certaines en Californie, d’autres à Rimouski. En ayant complété ce chapitre, mon troisième, sur une prévision de 7, j’étais vraiment en contrôle de ma destinée et je sentais que je n’avais plus qu’à me laisser porter sur ma lancée pour enfin en arriver à la conclusion de mon doctorat dans quelques mois. Il n’y a eu qu’un seul élément hors norme à souligner durant cette semaine. Un soir, vers l’heure du souper, j’ai entendu la chanson Imagine de John Lennon jouée chez Sean. Ça m’a tout de suite fait décrocher de ce que je faisais (je préparais un pauvre Kraft dinner aux saucisses, rien pour assurer un haut niveau de concentration). Bien que j’entendais mal les paroles à travers le mur, je me rappelais suffisamment de la chanson pour suivre le message transmis. Je me suis fait une note mentale d’en reparler à Sean la prochaine fois que je le verrais. Ça semblait bien appuyer mon message et être particulièrement en opposition au sien.

*****

Le dimanche, je vis que c’était bon et je pris un jour de repos bien mérité. Comme on était à la mi-mai et qu’on annonçait du beau temps, Catherine et moi sommes allés faire du canot dans les rapides de la rivière Jacques-Cartier. C’était la Fête des mères, mais un coup de téléphone, et une contribution sur le cadeau que mes sœurs allaient trouver, allaient suffire. La mère de Catherine n’étant pas très portée sur cette fête, on pouvait se planifier une journée de plaisir sans arrière- pensée.

La rivière était haute, mais plus basse qu’à l’habitude pour cette période de l’année, étant donné le peu de pluie printanière reçue jusqu’alors et le petit hiver que nous avons eu. Ce fut une super belle journée. Nous sommes tombés dans un rapide R3, mais à la toute fin du S, dans une section sans danger, parce que notre canot était trop plein d’eau. Les inconvénients que ça nous a causés ont été amplement compensés par le plaisir qu’on a eu à se sortir de là et par notre décision unanime de classer cet événement parmi nos beaux souvenirs de jeunesse, en anticipation de nos veillées sur le perron, dans 50 ou 60 ans. C’est donc le portefeuille mouillé et le chignon de Catou tout échevelé, que nous avons poursuivi notre descente de la rivière sans trop de complications. Le soleil et la température chaude, pour la saison, nous ont certainement aidés à mettre notre petite aventure en perspective. Après avoir remis le canot loué, nous avons pris un souper copieux et relaxant. Aucune allusion à des discours philosophiques n’est venue teinter ce moment magique. J’étais bien trop frustré contre Catherine à ce sujet, et je ne voulais pas risquer de ruiner cette belle journée. Je me sentais un peu moisi par l’humidité, mais j’étais surtout transi de désir pour Catherine et j’avais juste hâte à la suite des choses. La soirée a été à la hauteur des attentes, sans aucune arrière-pensée, la plénitude totale. Je vous passe les détails, puisque c’est un peu personnel et gênant, et que je ne crois pas avoir le talent littéraire pour relater ces merveilleux moments à leur juste valeur. De toute façon, ça n’a que peu de chose à voir avec le sujet principal de ce récit. Reste que, c’est peut-être la dernière fois que j’ai fait l’amour avec Catherine. Si c’était le cas, on pourra au moins dire qu’on aura accroché nos patins en pleine gloire, un peu comme Maurice Richard.

*****

Le lendemain, c’était ma journée de visite au laboratoire universitaire: l’occasion de discuter de mon dernier chapitre avec mon superviseur et directeur de thèse, Alain. J’en profitais aussi pour tirer la pipe à mes collègues de laboratoire pendant la période habituelle de délai avant de rencontrer mon directeur de thèse, que j’appelais affectueusement « Oups,-je-t’avais-oublié,-attend-5-minutes-que-je-me-débarasse-de-quelques-dossiers-et-je-vais-être-à-toi », et qui durait un minimum d’une heure. Le rendez-vous était prévu pour 9 heures ce matin-là. Après m’être annoncé à Alain, j’avais au moins jusqu’à 10 heures pour jaser avec les collègues, dont Sean. La plupart ne demandaient qu’à être distraits un peu de leurs tâches afin de prendre tout leur temps pour m’expliquer à quel point ils étaient débordés par leur projet de recherche et l’inhumanité de leur lot quotidien…

J’ai tout de suite profité de la disponibilité de Hamid, celui qui me faisait le plus rire dans la gang, pour m’assurer l’exclusivité de son attention en lui lançant quelques niaiseries sans queue ni tête du style : eh le grand, es-tu en train de prendre racine ici, vas-tu finir par aboutir à un diplôme ou si tu crois qu’avec le temps on va te donner un doctorat honorifique sans que tu aies à rédiger ta thèse?! À quoi Hamid répondait quelque chose comme : pis toi, avec ton diplôme de boîte de Cracker Jack, viens pas me faire une crise de jalousie quand j’aurai reçu mon prix Nobel! Après quoi on riait juste assez fort pour créer un caucus d’une dizaine de personnes autour de nous. Ça faisait du bien de se sentir encore faire partie de la gang et d’avoir du fun à ce point. C’était pour moi un ressourcement nécessaire. Bien qu’il y eût toujours au moins une fille parmi le groupe, c’était une fille adaptée à la vie dans le département de génie électrique; le discours demeurait essentiellement un discours de gars. On se disait tout à travers des niaiseries et des remarques, parfois blessantes, sans rien n’y laisser paraître, sur le ton de l’humour. Reste que je m’ennuyais beaucoup de ces gens-là. Même d’André, qui pendant nos réunions informelles bruyantes rageait devant son montage en nous disant de baisser le ton car il n’arrivait pas à bien se concentrer sur ce qu’il avait à faire. Ce à quoi nous réagissions en redoublant d’ardeur dans nos rires exagérés, pour lesquels André devenait une importante source d’inspiration. Sean lui, ne se mêlait pas à notre pow-wow. C’était un professionnel. Un post-doc qui devait mériter son salaire et donner l’exemple. On le voyait du coin de l’œil, concentré à rédiger quelque chose sur son ordi, dans la pièce voisine. Après une première tournée de niaiseries où chacun avait eu droit à sa petite remarque pseudo-comique, je cherchais juste l’ouverture nécessaire pour aborder Sean à distance au sujet de la chanson de John Lennon. Évidemment, à ce moment-là, Paul avait déjà amorcé la description de sa dernière fin de semaine. C’est un fameux conteur que ce Paul, cependant, il me créait tout un défi : comment trouver l’ouverture me permettant de faire un lien avec Sean et ce dont je voulais lui parler. Après quelques minutes, étant donné le grand succès de Paul et son débit de paroles régulier et efficace, ne montrant aucun signe de ralentissement, je me suis tranquillement dirigé en périphérie du cercle d’amis, de manière suffisamment subtile pour que rien n’y paraisse. J’aurais quand même aimé que quelqu’un se rende compte de mon absence de la conversation, mais il fallait se rendre à l’évidence, j’étais le catalyseur de la réunion, mais pas du tout sa raison d’être.

Lorsque je me suis trouvé suffisamment en périphérie du groupe, je suis resté là quelques secondes, afin de donner une dernière chance à mes copains de regretter mes envolées verbales. Puisque ce ne fut pas le cas, je me suis dirigé tranquillement vers Sean, lui demandant sur le ton de la confidence comment il allait. Je le voyais un peu préoccupé par son travail, ce qui n’était pas la situation idéale pour lui parler d’une chanson. Je me suis tout de même lancé.

-Sean, je t’ai entendu écouter et chanter la chanson Imagine de John Lennon l’autre soir. Tu sais, j’ai réalisé que le message de cette chanson est vraiment en accord avec ce que je te disais il y a de ça deux dimanches maintenant. Est-ce que tu avais réalisé ça au moment où tu écoutais cette chanson?

-Jeff, relaxe un peu, c’est pas parce qu’on chante une chanson populaire qu’on est en accord avec toutes ses paroles. On se limite surtout à apprécier la mélodie, et les paroles en font partie. De toute façon, il ne devait s’agir que d’une chanson qui jouait à la radio, n’y vois pas de message ni de conséquence sur ma vie.

-C’est pas ça, c’est juste que je trouvais que c’étais une manière plus poétique, et peut-être plus convaincante, de te dire la même chose que je t’avais déjà dite. C’est quand même bien de pouvoir s’appuyer sur John Lennon pour son argumentation.

-Je ne crois pas que John Lennon aie beaucoup de poids par rapport à Jésus-Christ ou l’archevêque de Canterbury. Qu’en penses-tu?

-Je sais pas. Pour moi ça en a beaucoup. Des paroles comme : Imagine there’s no religion, no reason to fight each other, ou quelque chose comme ça, c’est quand même pas insignifiant.

-C’est pas insignifiant, mais ce n’est qu’un point de vue. De toute façon, si je ne me trompe, on y dit aussi : Imagine there’s no country. Pour un indépendantiste comme toi, qui veut ajouter un autre pays sur la carte du monde, c’est plutôt en contradiction directe, non? Il faut en prendre et en laisser avec les chansons et les poèmes, Jeff. Tu ne me convaincras pas avec de tels arguments.

-Écoute, mon pays, je le veux pour des causes de reconnaissance culturelle et d’efficacité de fonctionnement. Je ne ferai pas la guerre pour mon pays. La réaction pacifique au dernier référendum le prouve. Mon pays, je n’en ferai pas une religion! On est plus au temps du FLQ, tu sais!

-Le FLQ? C’est le groupe terroriste des années 60 ça?

-Fin des années 60 et début des années 70, c’est ça!

Je voyais bien qu’on s’en allait nulle part avec ça, on s’égarait sur d’autres sujets même. Je n’ai donc pas insisté. J’ai quitté Sean pour retourner au groupe de jovialistes diplômés. Je me disais que nos dernières conversations philosophiques n’avaient finalement pas du tout marqué Sean et qu’il n’y aurait pas de suite à celles-ci. Je me trompais lamentablement.

Chapitre 1. L'individualisme conscient

De toute manière, le soir même, j’en parlais à Catherine, ou Catou, avec qui je devais souper, avant d’aller faire une activité physique à déterminer, en soirée. J’étais bien excité d’en parler à Catou puisque cette conversation m’avait bien motivé. Disons que Catherine a vite brisé mon enthousiasme. Voici essentiellement comment elle a réussi, presqu’instantanément, à me faire sentir comme un con :

-Veux-tu bien pas m’écœurer avec tes platitudes philosophiques! T’as rien de mieux à faire que de pelleter des nuages? Y’a tellement de problèmes concrets sur lesquels il faut s’attarder dès maintenant : la pollution, la pauvreté, le racisme, le sexisme… Il ne faut pas perdre notre temps avec ces niaiseries qui nous détournent de nos responsabilités!

Je tiens à préciser que Catherine est, à de nombreuses occasions, une personne d’agréable compagnie et que le portrait que l’on pourrait tirer d’elle suite à mon récit de notre conversation ne pourrait faire honneur à la richesse de sa personnalité. J’ai poursuivi la discussion ainsi :

-Mais y faut bien établir ses fondements à un moment donné; savoir mettre sa vie en perspective. Pas juste sauter au hasard dans différentes causes qui nous semblent bonnes sans en connaître le contexte.

-Écoute, les bonnes causes ne sont pas difficiles à trouver, elles ne créent pas d’intenses débats. Juste avec les bonnes causes évidentes, on peut avoir de quoi s’occuper à temps plein.

-Pour les born-again christian, les bonnes causes évidentes sont pourtant bien différentes des tiennes. Tout dépend de la perspective spirituelle donc, c’est pour ça que c’est important!

-Ah tu m’énerves avec tes grands discours! Moi j’aime mieux agir que réfléchir. C’est meilleur pour ma santé mentale. S’il te plaît, ne me parles plus de ce genre de sujet, ça me met mal à l’aise! Parlons plutôt du choix du restaurant où on va manger ce soir.

-Tu sais Catou, ce sujet-là représente quand même une partie importante de ce que je suis. Si tu ne veux pas en entendre parler, c’est comme si tu reniais une partie de moi. Ça me semble pas très sain pour notre couple.

-Maudit que tu te prends au sérieux des fois! Pourquoi tu me fais pas des farces niaiseuses, comme la plupart du temps? Comme ça on pourrait définitivement passer à autre chose.

… M’a-t-elle dit en se frôlant sur moi, me donnant un bisou et me transmettant son plus beau sourire, qui me fait toujours fondre. Je n’ai pas été insensible à ces arguments persuasifs et me suis laissé guider par mes instincts primaires. Reste que j’ai ressenti à ce moment qu’il y avait quelque chose de brisé entre nous et que ça ne pourrait plus jamais être réparé.

J’ai quand même passé une belle soirée. On est allé manger de la pizza, question de s’assurer de demeurer dans un mode frivole. On est ensuite allé jouer au squash au centre sportif de l’université, le PEPS, ce qui m’a un peu changé les idées. La soirée s’est arrêtée là par contre, je n’ai même pas tenté de profiter du magnifique corps que Catou m’offrait sans trop de résistance. J’étais vraiment obnubilé par ma dernière conversation avec Sean. Je la poursuivais avec moi-même. J’avais plein d’arguments que je voulais tester avec Sean le plus rapidement possible. Je ne souhaitais que poursuivre notre discussion.

*****

Ça s’est fait le lendemain soir, soit le lundi soir. Toute la journée du lundi, plutôt que de rédiger ma thèse, j’ai pris des notes avec mon logiciel de traitement de texte, au sujet de ma conversation avec Sean sur la spiritualité:

-Pas de magie, de la démagogie (peur de la mort, peur de la différence, peur de se tromper).
-Fanatisme au nom de Dieu, tout est permis.
-Spiritualité religieuse mène à l’étroitesse d’esprit? Dogmatisme!
-Il faut croire en un élément supérieur : pourquoi?
-Ce qui ne s’explique pas maintenant ne mène pas nécessairement à Dieu. Droit de ne pas comprendre.
-Preuves scientifiques, sélection naturelle, psychologie vs foi.
-Religieux américains, message de paix à leur manière, ça mène à la guerre.
    -Message d’amour mène à la haine des autres, discrimination.
    -Message de liberté mène à l’intransigeance.
    -Message familial mène à l’intolérance.

J’ai cogné à la porte de l’appartement de Sean vers 18h30 ce soir-là. Il semblait content de me voir. J’étais un peu excité, alors je me suis mis à parler sans délai, à un rythme un peu fou, en oubliant presque de respirer. J’ai rapidement lancé ma formule, dont j’étais si fier, de la démagogie plutôt que de la magie (en français évidemment, pour que ça rime, faisant confiance à Sean pour comprendre). J’étais possédé, mon envolée orale m’impressionnait moi-même. Je répétais des arguments que j’avais déjà utilisés, pensant être beaucoup plus convaincant; alors que, avec du recul, ce ne l’était pas tellement.

J’ai mentionné que je voulais réhabiliter le terme individualisme, que l’on confondait trop souvent avec frivolité, recherche incontrôlée de plaisirs immédiats, irrespect de l’autre. Individualisme pouvait très bien vouloir dire de s’assumer totalement, d’être responsable par rapport à soi-même et à la société qui nous entoure.

Sean me regardait tout ce temps avec un petit sourire niais que j’arrivais mal à interpréter et qui me mettait mal à l’aise. Afin de compenser ce malaise, j’en mettais encore plus, afin de le convaincre, ou à tout le moins, le faire réagir. J’espérais qu’il mette un terme à mon monologue qui me semblait de plus en plus incohérent. J’ai tenté ma chance en parlant de l’usage mensonger, de l’appropriation par les croyants du terme spiritualité, que l’on confondait avec ésotérisme et mysticisme. La spiritualité, d’après moi, correspond à l’usage de l’esprit, à la capacité d’utiliser des idées abstraites pour mieux fonctionner dans le quotidien. Ainsi, quelqu’un qui refuse les dogmes préfabriqués pour guider sa vie, mais qui assume ses choix, pris à partir de ses propres réflexions, basés sur ses valeurs, me semble beaucoup plus spirituel que bon nombre de croyants, même s’il est athée. En tant qu’athée, mes valeurs ne m’amènent pas à être matérialiste et insouciant. Je crois au bonheur, à l’amour et à l’équilibre social. Ça n’a toujours pas fait réagir Sean, mais ça a tout de même eu le mérite de me faire du bien. La frustration d’être étiqueté automatiquement comme un être superficiel, puisque non-croyant, était profonde et je m’en rendais compte tout à coup.

J’en ai rajouté en parlant de l’appropriation du terme croyant par les « religieux ». Pourquoi devrais-je être étiqueté non-croyant? Je crois en la capacité de l’Homme de prendre ses responsabilités. Je crois au bonheur, en l’amour, au sens de la vie. Pourquoi les croyants ne devraient-ils pas plutôt être étiquetés de disciples d’idoles, ou d’endoctrinés?! Sean a sûrement senti l’émotion qui montait en moi, et peut-être trouvait-il que j’allais trop loin, car il a finalement pris la parole :

-Jeff, que fais-tu de l’hypothèse voulant que Dieu soit l’univers, ou qu’Il soit l’énergie de l’univers, qu’en penses-tu? Un athée comme toi ne devrait même pas croire à ce principe.

Évidemment ça n’avait rien à voir avec ce dont je parlais jusque-là, mais Sean cherchait probablement un moyen de changer de sujet, voyant que je m’égarais un peu dans mes frustrations. De toute façon, le sujet m’intéressait et ça me donnait l’opportunité d’en parler.

-Un croyant et un non-croyant ne se distinguent pas par la sémantique ou le vocabulaire utilisé. Si tu veux changer le terme univers par Dieu ou énergie par Dieu, je n’ai pas de problème avec ça. Si c’est ce qui fait de moi un croyant, alors je m’associe sans peine à ce genre de croyance. Par contre, je ne m’associe pas aux croyants dont la vie est dictée par un dogme religieux n’ayant rien à voir avec l’univers, l’énergie ou le Big Bang.

Ça a semblé suffire à Sean qui a pris une petite pause réflexion avant de me lancer :

-Tu sais, ton idée d’individualisme conscient m’intéresse beaucoup. Je la vois comme un concept pouvant être rassembleur pour différentes communautés religieuses, et même des pseudo-athées comme toi. Dans le fond, ce que tu dis, c’est qu’il nous faut une communauté sur laquelle s’appuyer. Cette communauté peut être religieuse ou pas, selon ce qui nous rend confortable.

-Mon concept va plus loin que ça, je parle aussi d’individualisme, dans le sens de s’assumer, d’être responsable. Chacun devient un leader dans sa communauté, plutôt qu’un exécutant.

-On ne peut pas toujours être un leader, parfois on s’égare, on a des moments de faiblesse. C’est là que la communauté entre en jeu. Tu pourrais comprendre un être solitaire de se tourner vers un mouvement religieux afin de constituer sa communauté d’appui.

-Je peux comprendre, mais je trouve tout de même que cet être solitaire serait mieux servi en renouant avec sa famille. Il pourrait aussi se développer un groupe d’amis réels, afin de constituer sa communauté d’appui, plutôt que d’aller vers une recette toute faite qui mène à la passivité intellectuelle et à l’intolérance vis-à-vis ceux qui ne partagent pas ce dogme.

-Je ne veux pas entrer là-dedans, ce que je veux, c’est que tu me parles un peu plus de ton concept d’individualisme conscient. Je veux que tu me parles de toute la réflexion qui t’a mené à ce concept.

J’étais extrêmement flatté! Je me suis donc exécuté. La soirée s’est terminée assez tard et je suis retourné chez moi flottant dans mon bonheur et ma fierté. J’avais été écouté avec intérêt concernant un concept personnel que j’avais assemblé sans aide… Ce sentiment a duré encore quelques jours avant de se mêler à d’autres, beaucoup moins intéressants, suite aux développements que je vais vous présenter dans le prochain chapitre.

Chapitre 1. Jéhovah Georges

Bon, les quelques pages de présentation étant complétées, je peux me plonger dans la rédaction du récit. Ça commence un dimanche matin vers 8 heures alors qu’un couple de témoins de Jéhovah cogne à ma porte. Je sais pas ce qui m’a pris ce matin-là. J’imagine que j’avais le goût de parler à quelqu’un. Je leur ai ouvert la porte et on a commencé à débattre de sujets philosophiques. Avec le témoin actif évidemment, car le témoin en formation est resté complètement muet, à part pour le bonjour initial. J’étais en bobettes, mon pyjama habituel, ce qui les a mis un peu mal à l’aise. Mais ayant trouvé quelqu’un qui ne leur claquait pas la porte au nez et qui était prêt à leur parler, ils ont rapidement décidé de passer outre à ce manquement à l’étiquette.

Tout en allant mettre ma robe de chambre, je les ai fait entrer et Georges a commencé à me sortir sa litanie concernant notre monde en plein cataclysme. Il me disait :

-N’êtes-vous pas inquiété par la montée de la criminalité dans nos villes, notre planète qui se meurt en raison de la pollution que nous créons? Ne croyez-vous pas que tous ces problèmes nous viennent de notre manque de spiritualité?

C’était à peu près ça. J’espère que Jéhovah-Georges me pardonnera de ne pas utiliser ses mots exacts, qu’il n’intentera pas une poursuite contre moi pour avoir déformé ses paroles, s’il se reconnaît. Ma mémoire n’étant pas parfaite, les modifications qui sont faites n’ont rien de volontaire.

-De quoi parlez-vous, Georges? Le taux de criminalité est en baisse, me semble-t-il? Je suis d’accord pour dire que la situation est inquiétante et qu’il faut réagir. Mais je n’y vois pas les signes précurseurs de l’apocalypse.

-Les fusillades dans les écoles, l’effet de serre, le réchauffement de la planète, le trou dans la couche d’ozone, tous ces phénomènes sont inquiétants. Ne me dites pas que vous ne recherchez pas un remède à ce cancer qui ronge notre société et qui vous bouleverse sûrement.

… Me dit-il en me montrant des images accablantes de résultats de la pollution humaine qu’il sort d’un magazine qu’il a en sa possession. Il a vu juste en concentrant son discours sur la pollution, un sujet qui me remue. Ce Jéhovah-Georges serait-il intelligent et perspicace? Déjà, cette constatation bouleverse mes préjugés, Georges est en position de force, mais je ne me laisse pas abattre, et je lui réponds :

-Bien sûr, le problème a été créé par les hommes. Ce sont donc les hommes qui doivent trouver les solutions. Le protocole de Kyoto est un petit pavé sur lequel ces solutions peuvent être bâties. D’ailleurs, quand je parle des hommes qui ont créé le problème, ça inclut les croyants comme les non-croyants, y compris les témoins de Jéhovah.

-Je vois que vous ne connaissez pas bien le mode de vie des témoins de Jéhovah. Nous possédons ces solutions déjà, et celles-ci sont beaucoup moins complexes et beaucoup plus efficaces que le protocole de Kyoto. Il me fera plaisir de vous en parler. D’ailleurs ce magazine décrit bien ces solutions fondamentales à notre mal de vivre.

-Vous croyez vraiment qu’il y a une solution universelle au mal de vivre de chaque individu? Chacun ne doit-il pas trouver son propre remède à son mal, plutôt que de prendre la première béquille qu’il trouve, par paresse intellectuelle et besoin de réconfort : en communiant avec ses semblables?

Eh que je parle bien quand j’écris! OK, OK, je n’ai pas vraiment dit ça comme ça, mais c’est ce que ça voulait dire, et c’est ce que j’aurais dit si mon cerveau avait fonctionné plus efficacement. Georges ne s’est pas laissé abattre par ces belles paroles et il a poursuivi :

-Bien sûr que j’y crois, et j’en suis la preuve. Mon collègue et moi avons trouvé la sérénité et le bonheur grâce aux paroles de notre prophète.

-Tant mieux pour vous, Georges. Vous avez trouvé votre remède. Pourquoi ne pas en profiter pour faire quelque chose d’utile plutôt que de perdre votre temps à venir déranger d’autres gens. Ça me donne l’impression d’une entreprise à la recherche de nouveaux clients pour prendre de l’expansion et augmenter ses profits; je ne vois pas la sérénité là-dedans.

-Si vous aviez trouvé un remède au cancer, le garderiez-vous pour vous, ou est-ce que vous ne partageriez pas ce remède avec l’ensemble du monde, afin de sauver des vies?

-En tout cas, je ne ferais pas du porte-à-porte pour partager mon remède.

-C’est que la spiritualité est une chose bien personnelle.

-C’est justement ce que je vous dis. Votre remède n’est pas le mien. Chacun doit trouver son propre remède, sa propre raison de vivre et la route du bonheur.

Je sais, c’est quétaine, mais c’est quand même ce que je pense. Georges n’a pas semblé impressionné, et sans hésiter, il m’a lancé :

-Je crois que vous ne comprenez pas. Asseyons-nous, je vais vous expliquer nos idées et je suis convaincu que vous ne penserez plus de la même manière suite à cette discussion.

-Non, merci. Je n’ai plus le temps. Cette conversation a été des plus intéressantes, mais je souhaite y mettre fin.

J’étais tanné et j’avais faim. Je n’avais pas encore déjeuné. J’ai donc marché vers la sortie en les incitant à me devancer, ce qu’ils ont fait sans trop de résistance physique, mais se permettant une petite résistance orale :

-Prenez au moins ce magazine, que vous pourrez lire à votre convenance, afin de prendre connaissance de certains de nos principes qui pourraient vous intéresser.

-Non, merci, pas pour cette fois-ci. Je suis sûr qu’il y aura d’autres occasions. Des gens comme vous viennent me voir régulièrement.

… Leur ai-je dit en fermant la porte. Rien pour écrire à sa mère que cette conversation. Mais c’était suffisant pour stimuler le fameux Sean, un ami que je ne croyais jamais voir devenir une telle source de perturbations dans ma vie.

Sean avait tout entendu à travers les murs. C’est pas anormal d’entendre ce qui se dit chez les voisins dans un bloc comme le nôtre. Ce qui est anormal, c’est d’y prêter attention. Mais Sean est un obsédé de religion; entendre parler chez moi de religion, ou de croyance religieuse, l’a sûrement excité au plus haut point. C’est un anglican pratiquant, très pratiquant. Il s’est trouvé une église anglicane à Québec et s’y rend quelques jours par semaine. Il s’y est fait ami avec le prêtre. Il a obtenu un certificat en théologie à l’université de Sydney, en même temps que son doctorat en physique. Il a souvent essayé de m’initier à la chose, mais moi, en athée convaincu, et ne voulant pas remettre en question notre amitié (superficielle mais profitable pour nous deux dans un contexte de collaboration scientifique inter-continents), j’ai toujours su éviter le sujet. Sean pense que je suis frivole et non-spirituel, il ne sait pas que je suis croyant; je crois en l’athéisme comme source de sérénité, pour moi et pour beaucoup d’individus, une masse critique si possible, mais pas nécessairement pour tout le monde… En tout cas, il est à la veille de l’apprendre lorsqu’il cogne à ma porte pendant que je me fais mon toast au beurre de pinottes. 

-J’ai entendu ta conversation avec les témoins de Jéhovah, j’avais peur que tu ne te laisses convaincre d’entrer dans cette secte!

-Pas plus dans leur secte que dans la tienne, Sean. J’ai des convictions très fortes sur le sujet, basées sur une réflexion importante, malgré ce que tu peux penser.

-Je ne pense rien du tout, ce que je sais par contre c’est que tu ne m’as jamais laissé l’opportunité de te parler de mes propres convictions, également très fortes et basées sur une réflexion importante; comme tu le sais sûrement. J’aimerais bien te démontrer qu’une religion c’est bien plus qu’une secte et que l’athéisme peux te mener à la confusion totale. Je m’inquiète un peu pour toi tu sais.

Oh boy! J’étais pris dans une conversation de longue haleine que j’aurais mieux aimé éviter. En plus, elle se passait en anglais, au sujet de la croyance religieuse, avec un diplômé en théologie; ça regardait mal. Mais je ne pouvais quand même pas baisser les bras et me laisser rentrer dedans…

-Ne t’inquiète pas, Sean, je vais très bien. Je suis bien plus inquiété par les fanatiques religieux qui se croient tout permis par leur dogmatisme, et qui n’ont aucune considération ou ouverture pour ce qui est différent de leur façon de vivre.

-On voit que tu parles de choses que tu ne connais pas bien. Les croyants sont guidés par la parole de Dieu. Ils font le bien autour d’eux et ne sont certainement pas ouverts à des attitudes malsaines qui pourraient leur nuire et nuire à leur entourage. Je suis probablement pour toi un fanatique religieux, est-ce que tu me crois dangereux?

-Je te crois beaucoup plus dangereux que moi. Si ton ami prêtre ou un leader anglican te demandait de faire quoi que ce soit, tu n’oserais jamais le contredire et tu pourrais faire à peu près n’importe quoi!

On commençait tous les deux à s’énerver sérieusement, il fallait essayer de baisser le niveau de tension. J’espérais que Sean saurait le faire, car moi j’avais l’impression que je n’y arriverais pas. Sean m’a alors lancé :

-Encore là, je crois que tu te trompes. Il était grandement temps que l’on se parle avant que tu ne démonises des anges. Les prêtres et les leaders anglicans restent des humains, je ne les écoute pas aveuglément. Il n’y a que la parole de Dieu que j’écoute aveuglément, et celle-ci se retrouve dans la Bible, et seulement là.

J’ai trouvé cet argument tellement rigolo que ça m’a calmé sur-le-champ. Je lui ai dit, un sourire en coin :

-Parce que la Bible est directement la parole de Dieu? Je croyais que c’était des humains qui avaient écrit ce document, les évangélistes dans le cas du nouveau testament. Ceux-ci ne sont pas des Dieux à moins que je ne me trompe. De plus, ce texte est de son époque, il est misogyne, violent et raciste dans certains segments. Il a été modifié au cours du temps et de ses nombreuses versions et traductions. Comment prétendre qu’il s’agit directement de la parole de Dieu?

-Les humains étaient directement inspirés de Dieu. Leurs textes doivent être interprétés afin d’en soutirer l’essentiel et ainsi contourner les passages du temps et des différentes versions. Quand les textes sont interprétés correctement, les passages misogynes, violents ou racistes disparaissent et révèlent leur vraie signification d’amour fraternel et de paix. C’est en grande partie la raison pour laquelle j’ai fait un certificat en théologie, afin de m’assurer de comprendre le message fondamental, plutôt que de m’arrêter aux premières impressions.

-Mais qui donc t’a montré comment interpréter ces textes, un humain? J’imagine que celui-ci aussi était directement inspiré de Dieu. C’est trop facile, on choisit ceux qui sont inspirés de Dieu et ceux qui ne le sont pas selon ce qui fait notre affaire. Pourquoi mon témoin de Jéhovah ne serait-il pas directement inspiré de Dieu, plutôt que ton professeur de théologie? Pourquoi ne seraient-ce pas les rédacteurs du Coran qui auraient été directement inspirés par Dieu?

-Excellent point! Je crois que la rédaction du Coran, autant que de la Bible, a été directement inspirée de Dieu. La Bible demeure le document fondamental, étant venue avant le Coran, mais ce deuxième document demeure important. En étudiant les deux documents comme je l’ai fait, on peut constater que ceux-ci ne sont pas du tout contradictoires. Ils sont d’ailleurs assez compatibles dans leur fondement spirituel. Évidemment, avec le temps, et les interprétations divergentes, les religions chrétienne et musulmane se sont éloignées, ce que je regrette. Des théologiens devraient intervenir pour ramener ces religions à leurs valeurs fondamentales, ce qui pourrait sûrement aboutir à un important rapprochement de ces communautés.

Tout ça est bien lourd et fastidieux, j’en conviens. Cependant, même si cette discussion est essentielle à la suite des choses, elle ne représente pas le ton que prendra la description de la situation dans laquelle je me retrouve maintenant. Le discours sera bien moins intello, beaucoup plus émotif, une fois que nous aurons passé à travers cette compétition verbale menant au championnat local du bien-être personnel. C’était mon tour de tenter de « scorer » :

-Pis Bouddha là-dedans, ne le négligeons pas, le pauvre!

-Écoute, cessons de parler de religion, on va s’y perdre. Parlons plutôt de Dieu, puisque tu n’y crois pas. Tu confonds foi et naïveté, tu ne crois pas en la beauté et la magie de l’humanité, mais seulement aux atomes qui nous constituent. Quelle est le sens de la vie si Dieu n’existe pas?

-D’abord, j’aimerais te demander de ne pas décider pour moi de ce que je crois et ne crois pas, ainsi que mes motivations derrière ces choix! Ensuite, le sens de la vie me semble évident. C’est le même que pour les autres êtres vivants. Nous reproduire, bâtir une société pouvant se perpétuer dans le bonheur. Pourquoi, nous les hommes, devrions-nous avoir un sens de la vie totalement unique par rapport aux autres êtres vivants? La vérité est souvent dans la simplicité.

-S’il te plaît, ne vas pas trop vite. Tu me dis que le sens de ta vie est le même que celui d’un rat ou d’un moustique. C’est pathétique, non?

-Pas du tout! Nous sommes un peu plus intelligents que les animaux, assez pour inventer un Dieu pour nous rassurer et nous sentir transcendants par rapport à la nature dont nous faisons partie. Mais il y a un continuum dans la nature. Je trouve beaucoup plus sain cette façon de se voir au sommet d’un continuum que d’être au-dessus de cette masse d’un autre niveau.

-Reste que c’est une triste vie. On survit, on ne vit pas vraiment.

-Je ne suis pas de cet avis Sean, bien au contraire. N’ayant pas de Dieu pour nous indiquer la voie et pour justifier des atrocités ou des banalités, je dois assumer ma vie entièrement. Faire des choix et en assumer les responsabilités. C’est vivre sa vie pleinement, sans être le pantin de personne.

-Tu dois être complètement stressé et insécurisé.

-Régulièrement, mais pas tout le temps. Je suis également régulièrement en harmonie avec mes choix et fier de ce que j’accomplis et qui ne dépend que de moi. C’est ça la vraie vie!

-Mais un jour, face à une difficulté que tu ne pourras assumer seul, tu craqueras. Soit tu tomberas dans la drogue, ou un autre paradis artificiel, soit tu verras enfin que la voie simple, la voie évidente comme tu dis, c’est celle de la foi, celle de Dieu, qui s’affirmera par la religion de ton choix… En espérant que celle-ci soit associée à un message de paix et d’amour.

-Je n’ai pas à assumer cette difficulté seul, j’ai des amis, un réseau de soutien, qui me donnera le temps de reprendre mes esprits et de faire face à la difficulté. Je ne dis pas que ma voie est la plus facile à vivre. C’est exigeant d’être complètement responsable de sa vie. Je dis cependant que ça me semble la seule façon pour moi d’être honnête avec moi-même. De plus, ça me semble le meilleur moyen d’assurer une société qui ne dérape pas.

-Comment ça, une société qui ne dérape pas? Une société individualiste va toujours se retrouver à ne penser qu’à son plaisir immédiat. Ça mène à l’anarchie ton affaire, Jeff! Il faut vivre en collectivité, autour d’un idéal!

-Le collectivisme réel n’existe pas, c’est plutôt de la paresse qui mène à suivre le leader le plus charismatique du coin. C’est ça le risque de dérapage dont je parlais. Tout part de l’individu, on ne vit qu’avec nous-mêmes, dans notre cerveau. Quand on veut faire du bien aux autres, la satisfaction est chez soi, on aime aider les autres, on se sent utile et heureux. L’altruisme est motivé de façon totalement individualiste. L’important est que nous soyons des individualistes conscients; conscients de l’importance de participer au bon fonctionnement de notre communauté… qui peut s’étendre de notre famille, jusqu’au monde entier.

-Tu parles bien! On aurait dû avoir cette conversation bien avant. Reste que l’histoire prouve que ton modèle ne fonctionne pas. Les sociétés athées ont fini en détresse, dans la décadence. Prends l’empire romain par exemple.

-L’empire romain s’est autodétruit car il n’a pas su faire la balance entre les plaisirs immédiats et ses responsabilités. Il a fait preuve d’arrogance et a payé pour. Cette arrogance était due au fait que les Romains se pensaient bénis par les Dieux, pas au fait qu’ils se sentaient des individus responsables du bon fonctionnement de leur société. Je te remercie d’avoir choisi cet exemple, je crois que tu consolides mon argumentation!

-Comment peux-tu expliquer la beauté, l’amour, le bonheur dans ton monde rationnel?

-La beauté, c’est la représentation du bonheur! Ce sont des images de notre interprétation du bien-être. Le bien-être, le bonheur, c’est ce qui assure sa survie, la survie de sa communauté, dans la détente. L’amour, c’est ce qui nous assure de former une communauté, et à l’extrême, ce qui nous assure de nous reproduire. En fait, c’est la loi de la sélection naturelle qui joue, comme pour les animaux, mais à notre façon.

-Pas trop vite, Jeff, je ne comprends pas ce que tu dis.

-Je dis simplement que la beauté, le bonheur et l’amour ne sont pas des concepts transcendantaux. Ils viennent de notre interprétation du monde qui nous entoure. L’amour, c’est la représentation du bien-être, du bonheur dans une autre personne qui nous accompagne dans notre objectif de survie à long terme. Avec un allié indéfectible, cette survie se fait rassurante, paisible et douce. On s’éloigne du précipice. On éloigne le danger et le potentiel de danger. La beauté devient des représentations de cet état de sécurité, si loin de remettre en question la vie que nous menons.

-Il y a des œuvres d’art saisissantes qui sont des représentations d’événements tout à fait pénibles et dangereux.

-Alors, je ne crois pas qu’on les trouve belles. On trouve plutôt que celles-ci ont une force d’évocation puissante et nous font vivre des émotions intenses, comme si nous y étions. Même si ces émotions sont négatives, on sait qu’elles ne sont pas réelles. On est donc impressionné d’avoir eu un instant le goût de s’enfuir, alors que l’on vit dans un milieu parfaitement sécuritaire et paisible. La même représentation dans un milieu où l’on vit le même genre de situation pénible ne serait pas du tout appréciée, j’en suis certain!

-Tu es beaucoup trop cartésien! Il n’y a donc aucune spiritualité chez toi, pas de magie? Dans ce cas, pourquoi la vie mérite-t-elle d’être vécue? Tu as lu L’histoire de Pi j’imagine, c’est un peu ça que ça dit.

-La spiritualité n’est pas le monopole des non-athées. Mon histoire moi, je la vis entièrement, je peux te dire que ça en vaut la peine. C’est tout un défi, et quand on répond à ce défi, la magie, le bonheur, la spiritualité, tout est là. La spiritualité, ce n’est pas le fait de croire en Dieu, c’est utiliser son esprit pour comprendre la vie; sa vie et tout ce qui l’entoure. Cette conversation ne te prouve-t-elle pas que j’aie amplement de spiritualité?

-Et tu ne crois pas aux bienfaits de la prière, je suppose?

-C’est bien de penser à ceux que l’on aime, d’espérer le mieux pour eux! Ça nous prépare à la réalité. C’est aussi bien de savoir que l’on pense à nous et que l’on espère le mieux pour nous. On se sent aimé, c’est rassurant. On retrouve notre communauté pour laquelle on souhaite le bien-être et la continuité. Appelle ça de la prière si tu veux!

-Et la vie éternelle, tu as une réponse à ça également?

-C’est ce qui motive les artistes à créer des œuvres qui demeurent. C’est ce qui motive les autres à laisser de beaux souvenirs à leurs enfants. Oui, je crois en la vie éternelle, transmise de génération en génération! Ma vie éternelle risque de provoquer plus d’actions étincelantes que la tienne! Qu’est-ce que ça apporte à la société de remercier Dieu pour nous avoir légué la vie éternelle?

-Si tu es si convaincu, pourquoi ne transmets-tu pas ton message? On verrait bien si ça tient la route!

-Les croyances spirituelles, ça ne se vend pas! Ça s’achète par contre, de soi à soi!

-Quelle poésie Jeff, tu vas me faire brailler!

-Si plus de gens pensaient comme moi, tu crois pas qu’il y aurait moins de guerres et d’attentats terroristes suicides? Si la personne qui se prépare à en tuer une autre savait qu’elle est entièrement, totalement responsable de son acte, n’y penserait-elle pas à deux fois, sinon trois? Si la personne qui prépare un attentat suicide savait qu’après sa mort, il n’y a pas de deuxième vie, mais qu’un souvenir laissé à ceux qui restent, n’y penserait-elle pas à deux fois, sinon trois?

-Car tu crois que les détraqués qui tuent le font toujours au nom de Dieu? Ils le font surtout au nom de leurs frustrations individuelles, de leur incapacité de faire face à la réalité qui les entoure!

-Ils le font au nom de Dieu ou pour d’autres raisons. Des détraqués, il y en aura malheureusement toujours. Dans une société d’individualistes conscients, on créé des conditions pour diminuer la possibilité de créer ce genre de détraqué. Souhaiter qu’il y ait moins de religieux fanatiques fait partie de ces conditions.

-Je vois que tu es très en forme ce matin….Cette conversation est bien intéressante, mais je dois y aller. Je dois assister à la messe de 10 heures et il est plus que temps que je m’y rende. Je vais repenser à cette conversation et j’espère qu’on pourra la continuer sous peu.

-Quand tu veux, Sean. Pourvu que ça ne te mette pas en colère et que ça ne m’empêche pas d’écrire ma thèse.

Évidemment, la mémoire étant sélective, j’ai un peu embelli le dialogue en ma faveur. C’est la nature humaine. Je reste cependant fidèle à l’essentiel des propos qui ce sont tenus ce matin-là. J’étais assez fier de moi. Je m’étais assez bien défendu me semblait-il. En tout cas, j’étais toujours aussi convaincu d’avoir raison.

Pour moi, ça demeurait une conversation intéressante, mais certainement rien pour changer ma vie. J’étais loin de me douter de l’effet que celle-ci avait eu sur le fameux Sean!

Depuis, j’ai réalisé que ce qui avait poussé Sean à faire un certificat en théologie n’était peut-être pas une volonté de pousser plus loin ses certitudes religieuses. Peut-être que Sean cherchait plutôt, au contraire, une façon de calmer ses doutes…