Chapitre 2. Visite du lab.

La semaine suivante s’est passée sans événement particulier. J’étais vraiment motivé, pas nécessairement par la rédaction de ma thèse, mais par la vie en général. Cette conversation m’avait donné une certaine confiance en moi. Je ne réalisais pas complètement les implications de mon malaise par rapport à Catherine. En fait, je faisais semblant qu’il n’y avait pas eu de malaise. C’est dans ce contexte que j’ai eu ma semaine de rédaction la plus efficace. J’ai complété mon chapitre sur la compensation de la dispersion chromatique en 5 jours. Un texte d’une trentaine de pages qui coulait bien, qui me semblait complet, rigoureux, bien expliqué. Un texte donnant une impression de cohérence à des projets qui souvent n’en avaient pas vraiment, si ce n’était une volonté de publier un article scientifique le plus rapidement possible dans des revues spécialisées comme Photonics Technology Letters. J’avais assez bien réussi de ce côté, j’avais déjà une vingtaine de publications où je me retrouvais parmi la liste des auteurs, en comptant la participation à des conférences plus ou moins prestigieuses, certaines en Californie, d’autres à Rimouski. En ayant complété ce chapitre, mon troisième, sur une prévision de 7, j’étais vraiment en contrôle de ma destinée et je sentais que je n’avais plus qu’à me laisser porter sur ma lancée pour enfin en arriver à la conclusion de mon doctorat dans quelques mois. Il n’y a eu qu’un seul élément hors norme à souligner durant cette semaine. Un soir, vers l’heure du souper, j’ai entendu la chanson Imagine de John Lennon jouée chez Sean. Ça m’a tout de suite fait décrocher de ce que je faisais (je préparais un pauvre Kraft dinner aux saucisses, rien pour assurer un haut niveau de concentration). Bien que j’entendais mal les paroles à travers le mur, je me rappelais suffisamment de la chanson pour suivre le message transmis. Je me suis fait une note mentale d’en reparler à Sean la prochaine fois que je le verrais. Ça semblait bien appuyer mon message et être particulièrement en opposition au sien.

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Le dimanche, je vis que c’était bon et je pris un jour de repos bien mérité. Comme on était à la mi-mai et qu’on annonçait du beau temps, Catherine et moi sommes allés faire du canot dans les rapides de la rivière Jacques-Cartier. C’était la Fête des mères, mais un coup de téléphone, et une contribution sur le cadeau que mes sœurs allaient trouver, allaient suffire. La mère de Catherine n’étant pas très portée sur cette fête, on pouvait se planifier une journée de plaisir sans arrière- pensée.

La rivière était haute, mais plus basse qu’à l’habitude pour cette période de l’année, étant donné le peu de pluie printanière reçue jusqu’alors et le petit hiver que nous avons eu. Ce fut une super belle journée. Nous sommes tombés dans un rapide R3, mais à la toute fin du S, dans une section sans danger, parce que notre canot était trop plein d’eau. Les inconvénients que ça nous a causés ont été amplement compensés par le plaisir qu’on a eu à se sortir de là et par notre décision unanime de classer cet événement parmi nos beaux souvenirs de jeunesse, en anticipation de nos veillées sur le perron, dans 50 ou 60 ans. C’est donc le portefeuille mouillé et le chignon de Catou tout échevelé, que nous avons poursuivi notre descente de la rivière sans trop de complications. Le soleil et la température chaude, pour la saison, nous ont certainement aidés à mettre notre petite aventure en perspective. Après avoir remis le canot loué, nous avons pris un souper copieux et relaxant. Aucune allusion à des discours philosophiques n’est venue teinter ce moment magique. J’étais bien trop frustré contre Catherine à ce sujet, et je ne voulais pas risquer de ruiner cette belle journée. Je me sentais un peu moisi par l’humidité, mais j’étais surtout transi de désir pour Catherine et j’avais juste hâte à la suite des choses. La soirée a été à la hauteur des attentes, sans aucune arrière-pensée, la plénitude totale. Je vous passe les détails, puisque c’est un peu personnel et gênant, et que je ne crois pas avoir le talent littéraire pour relater ces merveilleux moments à leur juste valeur. De toute façon, ça n’a que peu de chose à voir avec le sujet principal de ce récit. Reste que, c’est peut-être la dernière fois que j’ai fait l’amour avec Catherine. Si c’était le cas, on pourra au moins dire qu’on aura accroché nos patins en pleine gloire, un peu comme Maurice Richard.

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Le lendemain, c’était ma journée de visite au laboratoire universitaire: l’occasion de discuter de mon dernier chapitre avec mon superviseur et directeur de thèse, Alain. J’en profitais aussi pour tirer la pipe à mes collègues de laboratoire pendant la période habituelle de délai avant de rencontrer mon directeur de thèse, que j’appelais affectueusement « Oups,-je-t’avais-oublié,-attend-5-minutes-que-je-me-débarasse-de-quelques-dossiers-et-je-vais-être-à-toi », et qui durait un minimum d’une heure. Le rendez-vous était prévu pour 9 heures ce matin-là. Après m’être annoncé à Alain, j’avais au moins jusqu’à 10 heures pour jaser avec les collègues, dont Sean. La plupart ne demandaient qu’à être distraits un peu de leurs tâches afin de prendre tout leur temps pour m’expliquer à quel point ils étaient débordés par leur projet de recherche et l’inhumanité de leur lot quotidien…

J’ai tout de suite profité de la disponibilité de Hamid, celui qui me faisait le plus rire dans la gang, pour m’assurer l’exclusivité de son attention en lui lançant quelques niaiseries sans queue ni tête du style : eh le grand, es-tu en train de prendre racine ici, vas-tu finir par aboutir à un diplôme ou si tu crois qu’avec le temps on va te donner un doctorat honorifique sans que tu aies à rédiger ta thèse?! À quoi Hamid répondait quelque chose comme : pis toi, avec ton diplôme de boîte de Cracker Jack, viens pas me faire une crise de jalousie quand j’aurai reçu mon prix Nobel! Après quoi on riait juste assez fort pour créer un caucus d’une dizaine de personnes autour de nous. Ça faisait du bien de se sentir encore faire partie de la gang et d’avoir du fun à ce point. C’était pour moi un ressourcement nécessaire. Bien qu’il y eût toujours au moins une fille parmi le groupe, c’était une fille adaptée à la vie dans le département de génie électrique; le discours demeurait essentiellement un discours de gars. On se disait tout à travers des niaiseries et des remarques, parfois blessantes, sans rien n’y laisser paraître, sur le ton de l’humour. Reste que je m’ennuyais beaucoup de ces gens-là. Même d’André, qui pendant nos réunions informelles bruyantes rageait devant son montage en nous disant de baisser le ton car il n’arrivait pas à bien se concentrer sur ce qu’il avait à faire. Ce à quoi nous réagissions en redoublant d’ardeur dans nos rires exagérés, pour lesquels André devenait une importante source d’inspiration. Sean lui, ne se mêlait pas à notre pow-wow. C’était un professionnel. Un post-doc qui devait mériter son salaire et donner l’exemple. On le voyait du coin de l’œil, concentré à rédiger quelque chose sur son ordi, dans la pièce voisine. Après une première tournée de niaiseries où chacun avait eu droit à sa petite remarque pseudo-comique, je cherchais juste l’ouverture nécessaire pour aborder Sean à distance au sujet de la chanson de John Lennon. Évidemment, à ce moment-là, Paul avait déjà amorcé la description de sa dernière fin de semaine. C’est un fameux conteur que ce Paul, cependant, il me créait tout un défi : comment trouver l’ouverture me permettant de faire un lien avec Sean et ce dont je voulais lui parler. Après quelques minutes, étant donné le grand succès de Paul et son débit de paroles régulier et efficace, ne montrant aucun signe de ralentissement, je me suis tranquillement dirigé en périphérie du cercle d’amis, de manière suffisamment subtile pour que rien n’y paraisse. J’aurais quand même aimé que quelqu’un se rende compte de mon absence de la conversation, mais il fallait se rendre à l’évidence, j’étais le catalyseur de la réunion, mais pas du tout sa raison d’être.

Lorsque je me suis trouvé suffisamment en périphérie du groupe, je suis resté là quelques secondes, afin de donner une dernière chance à mes copains de regretter mes envolées verbales. Puisque ce ne fut pas le cas, je me suis dirigé tranquillement vers Sean, lui demandant sur le ton de la confidence comment il allait. Je le voyais un peu préoccupé par son travail, ce qui n’était pas la situation idéale pour lui parler d’une chanson. Je me suis tout de même lancé.

-Sean, je t’ai entendu écouter et chanter la chanson Imagine de John Lennon l’autre soir. Tu sais, j’ai réalisé que le message de cette chanson est vraiment en accord avec ce que je te disais il y a de ça deux dimanches maintenant. Est-ce que tu avais réalisé ça au moment où tu écoutais cette chanson?

-Jeff, relaxe un peu, c’est pas parce qu’on chante une chanson populaire qu’on est en accord avec toutes ses paroles. On se limite surtout à apprécier la mélodie, et les paroles en font partie. De toute façon, il ne devait s’agir que d’une chanson qui jouait à la radio, n’y vois pas de message ni de conséquence sur ma vie.

-C’est pas ça, c’est juste que je trouvais que c’étais une manière plus poétique, et peut-être plus convaincante, de te dire la même chose que je t’avais déjà dite. C’est quand même bien de pouvoir s’appuyer sur John Lennon pour son argumentation.

-Je ne crois pas que John Lennon aie beaucoup de poids par rapport à Jésus-Christ ou l’archevêque de Canterbury. Qu’en penses-tu?

-Je sais pas. Pour moi ça en a beaucoup. Des paroles comme : Imagine there’s no religion, no reason to fight each other, ou quelque chose comme ça, c’est quand même pas insignifiant.

-C’est pas insignifiant, mais ce n’est qu’un point de vue. De toute façon, si je ne me trompe, on y dit aussi : Imagine there’s no country. Pour un indépendantiste comme toi, qui veut ajouter un autre pays sur la carte du monde, c’est plutôt en contradiction directe, non? Il faut en prendre et en laisser avec les chansons et les poèmes, Jeff. Tu ne me convaincras pas avec de tels arguments.

-Écoute, mon pays, je le veux pour des causes de reconnaissance culturelle et d’efficacité de fonctionnement. Je ne ferai pas la guerre pour mon pays. La réaction pacifique au dernier référendum le prouve. Mon pays, je n’en ferai pas une religion! On est plus au temps du FLQ, tu sais!

-Le FLQ? C’est le groupe terroriste des années 60 ça?

-Fin des années 60 et début des années 70, c’est ça!

Je voyais bien qu’on s’en allait nulle part avec ça, on s’égarait sur d’autres sujets même. Je n’ai donc pas insisté. J’ai quitté Sean pour retourner au groupe de jovialistes diplômés. Je me disais que nos dernières conversations philosophiques n’avaient finalement pas du tout marqué Sean et qu’il n’y aurait pas de suite à celles-ci. Je me trompais lamentablement.

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