Chapitre 7. La remise sur pied

Le lendemain, je me suis réveillé tard et j’ai pris le temps de réécrire ce que j’avais commencé la veille. Il était presque midi quand j’ai pensé à appeler M. Hastings. J’avais complètement oublié ma promesse de lui téléphoner chaque matin à 10h, en plus de l’après-midi. Il n’a pas semblé trop m’en vouloir. Il ne m’a même pas rappelé ma promesse. Il me disait que tout allait de mieux en mieux. M. Hastings avait croisé le médecin ce matin, et il semblait bien que Sean réagissait correctement à la médication et qu’il pourrait quitter l’hôpital assez rapidement. Il y avait aussi eu une première rencontre avec le psychiatre, qui s’était bien passée. On lui avait dit que le congé n’aurait pas lieu avant mercredi midi cependant, le temps d’avoir reçu tous les résultats des tests sanguins et d’avoir pu observer des signes d’effets secondaires suffisamment longtemps. Sean semblait être redevenu lui-même. Je l’ai entendu qui demandait à son père si c’était moi au bout de la ligne. Quand son père a acquiescé, il a demandé à me parler. Il voulait me voir en après-midi, à l’heure qui me conviendrait, pour parler de ce qui était arrivé pendant et après le rassemblement, et des suites à donner à tout ça. Il semblait tout à fait posé en me transmettant sa demande. De mon côté, c’était clair, toute cette affaire était un mauvais souvenir et il n’y avait aucune suite à donner à ce cirque. Juste de penser que Sean pouvait voir les choses autrement me donnait un peu le tournis, ou la nausée, ou les deux. Je ne pouvais par contre pas refuser d’en discuter avec Sean. Dans son état, je ne pouvais pas refuser grand-chose à Sean de toute façon. J’ai accepté de le voir à 15 heures, l’heure de mon contact d’après-midi. Il a raccroché sans même me repasser son père. Il était redevenu le maître du jeu.

Entre midi et 15 heures, je me suis un peu ennuyé, un peu pogné le derrière. Je ne voulais pas recommencer à rédiger ma thèse, je me disais que j’avais trop peu de temps devant moi pour reprendre le fil et ajouter quelque chose de conséquent à un document qui m’intéressait plus ou moins en ce moment. Je ne pouvais pas appeler Catherine, pas plus que mes amis, qui étudiaient ou travaillaient. J’ai donc écouté la télé. Mais c’est plate en maudit la télé, l’été, le lundi après-midi. J’ai beau avoir une trentaine de postes avec le câble, je n’ai rien trouvé d’intéressant. Ça m’a donc aidé à me motiver pour la rencontre avec Sean. Je n’ai rien préparé à ce sujet, j’allais le laisser venir et insister pour lui dire de passer à autre chose au plus vite.

Sean m’attendait en lisant le journal, son père à ses côtés, envoyant des courriels à partir de son téléphone ; le gros calme. C’était à se demander si M. Hastings n’aurait pas été mieux dans le confort de sa chambre d’hôtel, et si Sean n’aurait pas apprécié un peu de solitude par rapport à son paternel. Quand il m’a vu, Sean a demandé à son père de nous laisser. On voyait que ça ne faisait pas plaisir à M. Hastings, mais ils en avaient parlé avant et M. Hastings savait qu’il n’avait pas le choix de se résigner devant la demande de son fils. J’ai remis à Sean les livres demandés, ce qui l’a réjoui.

-Tu sais Jeff, j’ai pris le temps de bien tout me repasser les événements dans la tête. Ce n’est pas si grave que ça si le rassemblement n’a pas donné les résultats escomptés. Je suis quand même content de l’avoir fait. Au moins, on aura essayé.

C’était bien lui, mais pas tout à fait. Les anglophones diraient qu’il était un peu beside himself. Il parlait encore plus lentement qu’à l’habitude. Les médicaments fonctionnaient, mais laissaient quand même leur trace.

Encore une fois, en me parlant, Sean utilisait le « on » en parlant de « notre » rassemblement. Je n’aimais pas ça du tout, mais j’ai décidé d’absorber. J’étais quand même relativement rassuré par ce que j’entendais.

-Je suis d’accord avec toi Sean. C’était une belle tentative, une expérience enrichissante, mais en mettant les choses en perspective, le résultat obtenu n’est pas bien grave. Ce n’est pas ça qui doit changer ta vie.

Sean a semblé être froissé par ce que je venais de dire. J’avais pourtant l’impression d’avoir répété ce qu’il venait tout juste d’exprimer. Il m’a fait savoir que ce n’était pas tout à fait le cas.

-Ça aurait pu changer ma vie. Ça aurait pu mener à quelque chose de très bien, mais ça n’a pas été le cas. Peut-être que le médium choisi n’était pas le bon ?

-Je crois que personne n’est à blâmer, Sean. Tu fais bien de constater les choses comme elles sont. Il ne faut pas vivre avec des remords. Il faut passer à autre chose.

Plein de petites phrases creuses de psychologie à 5 cents, auxquelles je croyais tout de même, mais que Sean ne semblait pas du tout écouter.

-J’ai mis trop d’espoir dans cet événement. J’ai créé quelque chose pour me flatter l’orgueil, puisque, comme tu le sais, celui-ci avait été récemment blessé. Je ne referai plus cette erreur.

C’était la première fois que Sean m’exprimait ses sentiments par rapport à sa rupture avec Maria. J’avais comme l’impression que c’était aussi la dernière.

-Bof ! Ça arrive à tout le monde de faire des erreurs.

Que je lui ai dit pour éviter un silence.

-Tu avais raison, il y a d’autres moyens pour partager l’idée d’individualisme conscient. Des moyens plus humbles, plus en harmonie avec qui je suis et avec mes valeurs religieuses.

-Le moyen idéal selon moi, c’est celui que j’ai adopté. Je vis ma philosophie avec fierté, mais je n’en parle pas à moins que l’on me le demande. Je crois que ça évite toutes sortes de malentendus et ça assure que tout le monde se sente respecté.

-Il faut aller un peu plus loin que ça Jeff. Je suis d’accord qu’il ne faille pas forcer les gens à entendre le message, qu’il ne faille pas créer d’événement populaire qui risque de déraper. La solution me semble simple, pourquoi ne pas écrire un livre sur le sujet ? Qu’en penses-tu ?

Je ne pouvais quand même pas blâmer Sean d’en être arrivé à la même conclusion que moi, mais pas question de partager avec lui le mérite du livre en cours, j’étais déjà trop avancé.

-Un livre sur une précision philosophique mineure, il n’y a pas assez de contenu pour écrire un livre ! Peut-être pourrais-tu écrire un pamphlet, mais il serait aride, et je ne sais pas qui ça pourrait intéresser ? Je ne suis pas certain que ce soit une si bonne idée ?

-Il faut que tu trouves que c’est une bonne idée, car j’ai l’intention de l’écrire avec toi, ce livre !

Là je me retrouvais coincé. Il n’était pas question que j’écrive un autre livre. Il n’était pas question non plus que j’avoue à Sean que j’avais déjà entrepris la rédaction d’un livre, ou quelque chose du genre.

-Ne t’en fais pas pour moi Sean, tu peux écrire ce livre tout seul si ça te chante. Tu pourras même faire référence à moi si tu veux. Mais je ne veux pas être co-auteur avec toi. De toute façon, comment veux-tu écrire un livre à deux auteurs ? Écrire c’est personnel ! J’écris ma thèse en ce moment, et je ne vois vraiment pas comment je pourrais partager cette rédaction.

-Tu la partages avec Alain, ton directeur de thèse.

-Alain ne fait que réviser le texte, ce n’est pas un co-auteur. Si tu veux, je peux réviser ton texte et te faire mes commentaires. Par contre, si je ne suis fondamentalement pas d’accord avec la forme que prend ton texte, alors je serai trop critique et je ne serai sans doute pas la bonne personne pour t’aider.

-Et pourquoi on ne serait pas capable d’écrire chacun de notre côté différents chapitres qui formeraient un tout?

-Un, parce que ça ne m’intéresse pas, et deux, parce que la forme que je donnerais au document serait bien différente de la tienne. Moi, je prendrais une perspective humaniste. Je témoignerais de la réaction des gens par rapport à cette idée, je témoignerais du rassemblement par exemple.

Je m’embarquais sur une piste un peu dangereuse. Je défendais ce que j’écrivais en ce moment à travers cette discussion. Qu’est-ce que je cherchais en faisant ça, je ne sais pas trop ? Une caution de la part de Sean ? Pourquoi aurais-je besoin d’une telle caution ? En tout cas, je devais être prudent pour ne pas m’échapper et livrer mon secret. Il faudrait aussi que je demande à Catherine d’être discrète à ce sujet.

-Tu veux faire un roman populaire ? Ce n’est pas très différent d’un rassemblement populaire. Ça va déraper, le concept va prendre l’arrière-plan et on va encore passer à côté.

Il faut admettre que Sean avait raison. Mon texte avait initialement été motivé par le concept d’individualisme conscient, ou la réaction de Sean envers celui-ci, mais ce concept n’était plus la trame principale du texte. C’est que je réalisais, en écrivant ce texte, à quel point ces notions philosophiques sont secondaires par rapport à mes sentiments amoureux, par exemple. C’est vrai que Sean n’avait plus ça, en tout cas pas sous la forme de couple. Il était plus disposé à ce que ça prenne beaucoup de place dans sa vie. Il voulait donner un sens à sa vie, se montrer utile à la société, se valoriser vis-à-vis le monde extérieur. Moi, tout ce que je voulais c’était me valoriser par rapport à Catherine, et je savais que de prêcher la bonne parole ne ferait pas le travail.

-Tu as sans doute raison Sean, mais je ne suis absolument pas intéressé par un essai écrit exclusivement sur le concept d’individualisme conscient. Je vis ça à ma façon et c’est tout ce qui m’importe. Les autres peuvent faire ce qu’ils veulent, je m’en balance un peu.

-Ton concept d’individualisme conscient ne marche pas si tout le monde agit en individualiste égoïste ou en collectiviste de clan, en opposition à d’autres clans. Tu ne peux pas vivre ton bonheur tout seul en regardant le monde s’écrouler autour de toi.

-Tu exagères Sean, le monde ne s’écroule pas. L’individualisme conscient existe déjà sans qu’on ait à le nommer ; c’est un peu le concept de la famille non ? Il y a tellement de livres sur des sujets de développement personnel, celui-ci a peut-être déjà été écrit et il est passé inaperçu, ou encore il passera inaperçu. Sinon, on ne sait jamais, il sera travesti et mènera à un dogme, un collectivisme de clan comme tu dis, qui sera dangereux. On ne peut pas gagner. Laisse tomber, prêche par l’exemple, sois heureux et oublie le reste.

-Je ne peux pas, Jeff. Présentement je me tourne vers mon Dieu, vers ma religion, pour me soulager de mes blessures, et je suis persuadé que c’est la mission que je dois poursuivre. Mes prières m’amènent là, c’est devenu une évidence. Je dois faire quelque chose, ce n’est pas grave si ça ne donne rien. Il faut que j’essaie. Il faut par contre que je le fasse dans l’humilité, contrairement à ce que j’avais déjà entrepris. Si je ne le fais pas, je vais le regretter toute ma vie.

-Alors fais-le Sean, mais fais-le à ta façon, sans co-auteur. Je serai là pour t’appuyer d’une façon ou d’une autre si c’est ce que tu veux vraiment.

Je sais que c’est ce qu’il fallait dire, mais je ne savais pas si j’allais vraiment pouvoir avoir une attitude si sereine par rapport à son initiative. Imaginons un instant que je finis mon livre avant le sien et que j’aie l’intention de le faire publier. Il faudra que j’en informe Sean, je parle de lui à tour de bras. Comment va-t-il réagir à ce moment-là ? Va-t-il bloquer la publication de mon projet ? Alors, ce sera la guerre ! En plus, il sera frustré que je lui aie menti, ou en tout cas que j’aie omis de lui mentionner mon projet lorsque j’en avais la chance. Par contre, si je lui en parlais maintenant, il pourrait arrêter le projet avant qu’il ne soit complété. Le sien ne verrait peut-être jamais le jour et le mien serait arrêté, sans aucune raison. Je savais par contre que Sean avait de grandes qualités de rédacteur; il était prolifique, rigoureux, fort en syntaxe, mais plate. S’il voulait vraiment écrire son livre, il allait réussir. Allait-il être édité cependant ? Ça me semblait moins évident. Les publications scientifiques acceptaient avec plaisir des textes rigoureux, mais plates ; pas les éditeurs de livres. Il existe des livres philosophiques plates qui ont été publiés, mais leurs auteurs ont fait leurs preuves dans ce monde de la propagande des idées bien avant ces publications; ce n’était pas le cas de Sean. À moins que le dernier rassemblement ait créé un effet plus grand que ce que je croyais. La solution pour moi était peut-être d’attendre de voir si son livre allait être édité avant de tenter quelque chose avec le mien. Ou bien de ne pas faire éditer mon livre du tout, ce ne serait pas si grave. L’important par contre, c’était de le compléter, de l’écrire. Y faudrait bien par contre trouver comment y mettre un terme. Je n’allais quand même pas écrire ce journal jusqu’à ma mort. J’avais d’autres choses à faire, moi! J’avais une thèse à finir, un job à trouver, un mariage à organiser…

-Coudonc Jeff, m’écoutes-tu ?

C’est alors que j’ai cru trouver une porte de sortie tout à fait élégante.

-Excuse-moi Sean, j’étais un peu perdu dans mes pensées. Ne dois-tu pas rencontrer un psychiatre sous peu? Tu devrais lui en parler. Voir si dans ton état actuel, c’est une bonne idée de prendre une telle décision ou d’entreprendre un tel projet. Tu pourrais te donner un peu de temps non?

-Moi qui pensais que tu reconsidérais la possibilité que l’on s’associe! J’ai vu la psychiatre quelques minutes ce matin, juste pour faire les présentations. Elle va repasser dans quelques minutes. Tu vas peut-être avoir l’occasion de la rencontrer…Je peux bien lui en parler pour lui demander son avis, mais ce ne sera pas le seul avis sur lequel je vais compter. Je vais consulter le révérant de ma paroisse australienne, mais je vais surtout prier pour m’assurer que je fais la bonne chose. Cette étape est déjà entreprise comme tu le sais.

-Tu es sous médication Sean, tu es sûr que ta prière n’en est pas eu peu affectée?

-Je n’hallucine pas Jeff, je prie. Je suis un peu ralenti, mais mon âme n’a pas été modifiée!

-Comment peux-tu en être si certain?

-Je vais en parler à la psychiatre pour vérifier, ça te va ça?

-Oui, ça me va. Par contre, tu me sembles tellement décidé que je ne vois pas vraiment comment la psychiatre pourra te faire changer d’idée.

-Je ne vois pas moi non plus. Mais je te promets de garder l’esprit ouvert. Bien honnêtement par contre, je crois que la psychiatre risque d’appuyer ma démarche. C’est très thérapeutique ce genre de d’initiative de coucher sur papier ce qui nous a tant perturbé. Tu ne penses pas?

-Mouais!

Il avait sans doute raison, l’animal. J’allais être pogné pour gérer sa rédaction, parallèle à la mienne.

-Si je vais de l’avant, tu es toujours certain que tu n’embarques pas?

-Il n’est pas question que je sois co-auteur, ça tu peux oublier ça tout de suite. Je me demande par contre aussi comment je vais pouvoir t’aider, et si ton livre a vraiment des chances d’être publié.

-Si tu m’avais écouté, tu aurais su que la publication est secondaire pour moi. L’important c’est de l’écrire. Je pourrai ensuite partager le texte avec mon entourage, on verra si cet entourage peut être plus ou moins large, ça n’a pas d’importance.

Maudite marde, j’avais l’impression de m’entendre réfléchir ! J’avais vraiment jamais anticipé que Sean et moi on pouvait penser de façon si similaire. Moi qui me pensais d’une profondeur analytique exceptionnelle, je me faisais remettre à ma place. Le journal de mon printemps n’intéressera personne s’il est bourré de banalités.

-OK Sean, dans ce cas, je t’appuie ! On s’entend par contre que tu ne me demandes plus d’être co-auteur.

-Ça marche ! De toute façon, pour être bien honnête avec toi, j’espérais que tu dises ça. Ce sera beaucoup plus facile comme ça et je m’assure, avant de commencer, d’avoir ton appui et de ne pas travailler pour rien.

J’aurais sans doute dû faire la même chose. Maintenant, il était trop tard !

-Tu vas lâcher ton travail à l’université Laval pour écrire ?

-Non, j’ai trop besoin d’argent juste pour me payer l’essentiel ; la bouffe et l’appartement. Je ne veux pas dépendre de mon père, c’est important que je me détache de son emprise. C’est ce que j’avais commencé à faire par mon stage à l’étranger, il faut que je complète le processus. Je vais écrire de soir et de fin de semaine. Comme tu sais, je ne suis pas sorteux. Je vais peut-être aller moins souvent à la messe, mais ça aussi se sera peut-être sain pour moi.

On peut dire que Sean retrouvait vraiment ses esprits. Il me semblait plus sage que jamais ; bien plus que moi. Peut-être que j’avais besoin d’un peu de lithium moi aussi.

-OK, je pense qu’on a réglé ça. Pis pour tes médicaments, c’est pas trop pénible à prendre ?

-Non, il s’agit simplement d’être discipliné. Comme tu sais que je le suis, je crois que ça ne posera aucun problème. Je ne vais pas essayer de les éviter, pour l’instant il est facile de constater que ça me fait du bien. Je ne veux surtout pas refaire de nouvelles crises comme celle d’hier. C’est vraiment complètement bouleversant ce genre de crise. Je sais que ce doit aussi l’être pour ceux qui la subissent, mais je crois que ce l’est encore plus pour ceux qui la vivent.

-Je n’ai pas de misère à te croire, Sean. Mais quand je te parle aujourd’hui, je n’ai pas du tout l’impression que c’était hier, j’ai l’impression que c’était dans une autre vie.

-En tout cas, y s’en est passé des choses ces derniers temps. Tu peux être certain que je vais ralentir le rythme un peu. Des fois, il faut s’arrêter et respirer. J’osais pas le faire ces derniers temps car j’avais peur que ça fasse mal. Mais on ne peut pas s’échapper de soi-même. À un moment donné, il faut faire face à la musique.

Encore cette allusion à sa rupture avec Maria à mots couverts. Peut-être voulait-il que l’on en parle davantage afin qu’il se vide le cœur ? J’étais certain que ça lui ferait du bien. D’un autre côté, je préférais jouer safe. J’avais suffisamment gaffé par le passé en faisant des remarques se voulant constructives, qui s’avéraient blessantes.

-Si tu veux en parler Sean, tu sais où me trouver.

-En tout cas, je tiens encore à te remercier. C’est rare que l’on trouve de si bons amis. J’en reviens pas encore de tout ce que tu as fait pour moi. On est quand même très différents, de culture, de religion, de langue, de continent même, mais ça ne t’a pas empêché d’être mon ami le plus précieux.

C’était touchant ça ! J’ai pris un grand respire pour que ça ne paraisse pas trop. C’était quand même étonnant. Ce sont les circonstances qui nous ont rapprochés, avant on était des amis d’opportunités, maintenant on était de vrais amis. C’était curieux, mais quand je parlais avec Sean, je ne me rendais même pas compte si je parlais en français ou en anglais. Ça venait tout seul maintenant, c’était facile. Catherine est définitivement une amie plus précieuse que Sean, mais il est quand même dans le top 5 du palmarès.

Sean en a rajouté un peu, et il n’aurait pas dû, ça a complètement brisé l’instant spécial qu’il avait créé :

-Ça veut dire que des cultures différentes peuvent vivre ensemble dans le bonheur. Est-ce que ça remet en question tes convictions souverainistes ?

-Pas du tout ! On doit vivre ensemble dans le bonheur, l’humanité ne doit faire qu’un. Par contre, il faut des regroupements administratifs à l’intérieur du grand ensemble, sinon ce serait le bordel. Ces regroupements doivent se faire de la façon la plus judicieuse possible pour permettre à tout le monde, dans leur culture et leur individualisme conscient, de s’épanouir le mieux possible. Si c’est bien fait, ça crée de l’empathie entre les différents regroupements et dans les sous-unités de ce regroupement.

-OK, arrête ça là, je regrette d’avoir amené ce sujet sur la table, ce n’était pas habile de ma part et je ne m’intéresse pas suffisamment à la question pour apprécier ton discours.

-T’as raison, je m’emballe vite quand on parle de ça !

Notre conversation s’est un peu terminée comme ça. Sean m’a demandé d’aller chercher son père qui devait faire les cent pas dans le corridor. J’ai encore demandé à M. Hastings s’il avait besoin de quelque chose. Il m’a dit que non. C’est vrai que maintenant, Sean était là pour faire la traduction au besoin. Il m’a informé que Sean avait contacté Maria par courriel aujourd’hui, une autre étape certaine vers sa complète guérison. Il m’a aussi dit de laisser faire pour les appels à chaque demi-journée. Je pouvais venir visiter Sean quand il me plaira. Je lui ai demandé s’il voulait que je lui remette sa Jeep, il a encore refusé.

Chapitre 6. La fin du break?

J’ai attendu que M. Hastings m’appelle avant d’essayer de rejoindre Catherine. L’attente, qui a duré environ 15 minutes, m’a vraiment paru interminable. La période de réveil de Sean s’initiait, mais il n’était vraiment pas en état de jaser pour l’instant, et sûrement pas pour encore un bon moment. Il souriait à son père cependant, ce qui me semblait être positif. On l’avait détaché, à la demande de M. Hastings, puisque tout se passait dans le calme. M. Hastings avait décidé d’attendre avant d’appeler sa femme pour la mettre au courant, il était encore trop tôt chez lui. Il semblait mal à l’aise avec cette décision et il cherchait sans doute un peu d’appui. Je lui ai donc dit que la situation n’étant pas critique, qu’il faisait bien d’attendre. De plus, un peu plus tard, Sean pourrait peut-être parler à sa mère, ce qui la rassurerait sûrement davantage. D’après moi, la mère de Sean n’était pas le genre de femme à garder son calme, surtout dans une situation d’impuissance pareille. Il fallait donc tout faire pour la rassurer à distance. M. Hastings a apprécié ma sagesse, surtout qu’elle correspondait probablement en tous points à la sienne. Il m’a fait une liste des choses que je devais ramener à Sean lors de ma visite du soir. Je n’avais pas nécessairement besoin du père de Sean pour constituer une liste si évidente, allant des bobettes à la brosse à dents, mais ça semblait lui faire plaisir. Je n’aurais sûrement pas pensé à inclure la bouteille de Vegemite à cette liste, alors son intervention à quand même été utile.

Le Vegemite, c’est un condiment typiquement australien, fait, si j’ai bien compris, d’extraits de levure provenant des cuves de brassage de la bière. Pour un étranger, ça a un goût, une odeur, et un look épouvantables ! Mais la plupart des australiens ne peuvent pas s’en passer maintenant qu’ils ont développé ce goût.

J’aurais bien ajouté quelques livres à la liste, mais je préférais attendre que Sean nous dise lui-même ce qu’il voulait lire. Je n’ai évidemment pas étiré la conversation indûment, puisque je n’oubliais certainement pas Catherine.

La cueillette des effets de Sean, ainsi qu’un nettoyage préliminaire des lieux, allaient attendre. J’ai appelé Catherine immédiatement, et elle a répondu à la première sonnerie. Mon cœur battait la chamade, comme disent les français. Quand elle a répondu, j’ai eu une petite nausée et une chaleur. Ça me rappelait mes premiers coups de fil pour inviter une fille à sortir avec moi, lorsque j’étais adolescent. Je me suis calmé plus vite qu’alors cependant. Catherine m’a aidé en me demandant tout de suite des nouvelles de Sean. Je suis revenu sur terre et je lui ai parlé du diagnostic et de l’hospitalisation de Sean qui était en cours. Je lui ai aussi mentionné les engagements que j’avais pris auprès de M. Hastings pour les prochains jours à ce sujet. J’ai aussi dit à Catherine que j’avais pris la liberté de laisser son numéro à M. Hastings, pour qu’il puisse me rejoindre, ou à tout le moins rejoindre quelqu’un, en cas de besoin. Elle ne s’en est pas formalisée, comme je m’y attendais. Catherine semblait vouloir poursuivre la conversation téléphonique, mais je l’ai coupée, ça ne pouvait pas durer ! Je lui ai dit que je préférais qu’on se parle en face-à-face le plus rapidement possible et que je n’avais pas le goût de parler d’autre chose que de nous. Elle a dit OK, d’un ton naturel. Je lui ai dit que je me rendais chez elle à l’instant même, juste le temps d’appeler mon papa pour lui souhaiter bonne fête des pères. Elle a répété son petit OK, a rajouté à tout de suite, et elle a raccroché. J’étais un peu hébété, elle ne semblait pas du tout émotive. C’est comme si elle faisait des pré-arrangements funéraires ou quelque chose du genre. Je n’étais pas rassuré par son ton. Moi j’avais les sentiments à fleur de peau. J’allais avoir de la difficulté à être reçu par une roche de froidure.

J’ai bien appelé mes parents. Ma mère voulait jaser, comme d’habitude, mais je n’étais pas en état pour ça. Je lui ai quand même rapidement résumé le déroulement de l’événement, ce qui devait correspondre à ce qu’elle avait lu dans Le Soleil. Je l’ai encore remerciée de ne pas être venue assister au rassemblement. Elle semblait un peu déçue, mais je n’avais ni le temps, ni l’intérêt pour la questionner à ce sujet.

J’ai pris mon courage à deux mains, et je suis parti en direction de chez Catherine sans délai. J’avais un gros 10 minutes pour réfléchir à la façon dont j’allais l’aborder, étant donné sa possible froideur, dont je devais maintenant tenir compte. Peut-être n’était-ce qu’une façade cependant, c’est facile d’être cool au téléphone, c’est autre chose en personne. J’ai quand même décidé de la laisser venir un peu, question de ne pas avoir l’air trop fou. J’ai marché très vite, mais ce n’était pas avec un enthousiasme profond cependant. J’étais nerveux, mais j’avais quand même hâte de savoir où on en était, d’arrêter de vivre dans l’incertitude.

Quand Catherine m’a ouvert, elle m’a tout de suite donné un câlin très chaleureux, ce qui m’a rassuré. Pas de baiser langoureux cependant, la partie n’était donc pas gagnée d’avance. Elle m’a regardé et m’a dit que j’avais l’air pâle.

-Est-ce que tu es certain que ça va ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette ?

-La journée a pas été facile. Je vais quand même bien, j’avais hâte qu’on se parle !

-Moi aussi j’ai hâte. Je crois que j’ai répété 50 fois le scénario de cette conversation.

-J’espère que je ne décevrai pas et que mes répliques seront à la hauteur de tes attentes.

-Arrête de niaiser pis viens t’assoir. Sois pas si nerveux, le scénario de congédiement n’a pas été retenu !

Finalement, elle était pas vraiment froide, elle était plutôt décidée. En me mentionnant, sur un ton léger, que la rupture était écartée, elle venait quand même de m’enlever le poids d’une tonne de briques sur les épaules.

-OK boss !

Je suis allé m’assoir rapidement, et je me suis mis à l’écoute. Il était évident que Catherine voulait prendre le contrôle de la conversation.

-Jeff, je suis rassurée. Ma panique par rapport à ta spiritualité n’existe plus. Avec du recul, je suis confortable avec la manière dont tu as géré les choses par rapport à l’événement, le rassemblement… Il était normal que tu te sentes dépassé au début de l’affaire, mais tu as finalement réagi comme je m’y attendais. Je t’ai bien reconnu, tu es bien celui que j’ai aimé et que j’aime encore, je ne me suis pas fourvoyée sur ton compte pendant deux ans, je n’ai pas créé une image du Jeff désiré à partir de mon imagination. Il y a eu une période hors de l’ordinaire, où des événements se sont précipités, il était donc normal que ça crée des remous dans nos vies.

En tout cas, ça paraissait qu’elle l’avait préparé son texte. Elle me lançait son analyse, qui me semblait juste, sans hésiter, en utilisant les bons mots. J’appréciais surtout le passage où elle mentionnait qu’elle m’aimait encore. J’ai été un peu pris au dépourvu quand elle m’a demandé :

-Es-tu à peu près d’accord avec ça ? Est-ce que ça te semble raisonnable ?

J’étais en pâmoison devant elle, alors j’ai un peu bégayé et bafouillé en disant :

-Oui, oui, je vois ça pas mal comme ça moi aussi.

Et puis, elle a poursuivi son monologue :

-Ceci étant dit, la pause qu’on a prise m’a permis de réaliser que je ne veux pas juste reprendre là où on était. Tu m’as fait réaliser que notre relation de confort ne correspond pas à l’intensité de nos sentiments l’un envers l’autre et qu’elle peut mettre notre relation à long terme en péril. Il faut que notre relation soit aussi intense que nos sentiments. Je crois qu’il est temps que l’on passe à un autre niveau, qu’on s’engage plus loin l’un envers l’autre. Mais avant, je veux être certaine que tu es prêt à passer à ce niveau supérieur.

-Je suis pas certain que je te suis. J’ai l’impression que tu me parles d’un jeu vidéo. Est-ce que tu veux qu’on aille vivre ensemble ? En tout cas, je te le dis tout de suite, je ne suis pas prêt à avoir des enfants maintenant. J’en veux, c’est sûr, mais je veux d’abord avoir un job qui a de l’allure.

-Je ne parle pas d’enfants, je suis d’accord avec toi là-dessus, ce n’est pas le moment. Je ne parle pas nécessairement non plus de vivre ensemble, quoique ça me semble une bonne idée.

-Tu parles de quoi alors ? Pas de mariage j’espère !

-Qu’est-ce que tu as contre le mariage ? C’est le genre d’engagement que je veux que l’on prenne l’un envers l’autre. Ça nous permet de s’engager et de l’annoncer au monde entier en même temps.

-Mais tu sais bien que je ne suis pas contre l’engagement. Je suis contre le fait que cet engagement doit être entériné par une autorité que je ne reconnais pas. Je ne veux pas me marier à l’église, je ne crois pas en Dieu. Je ne vais quand même pas réciter des engagements au nom de Dieu et faire l’hypocrite comme ta sœur l’an passé. Je te l’avais dit que je ne serais jamais capable de faire ça !

-Ma sœur ne croit pas plus en Dieu maintenant qu’avant, pas plus que son chum, et elle est très contente de son mariage. C’est le cérémonial qui compte ! C’est pas de réciter 2 ou 3 phrases ridicules qui vont nous empêcher de faire un beau mariage.

-C’est l’hypocrisie que je ne suis pas capable d’accepter. Ça me choque moi qu’un curé vienne me dire ce qu’est l’amour conjugal, alors qu’il n’en sait peut-être rien ; à moins qu’il ne respecte pas son serment envers l’Église, ce qui est tout autant hypocrite. Peut-être que je suis trop à cheval sur les principes, peut-être que je prends trop les choses au sérieux, mais c’est comme ça, ça me rendrait malade! Mes parents y croient en cette affaire-là, je ne peux quand même pas leur manquer de respect et leur donner l’espoir que suis converti envers une idéologie que je dénonce.

-Tes parents seraient les premiers contents que tu te maries à l’église. Ils ne poseraient pas de question comme tu le fais. Ils seraient juste contents.

-Mais moi je ne le serais pas. Je ne peux pas Catou. Rien que d’y penser ça me rend malade! Ça n’a rien à voir avec toi. Je m’excuse de t’empêcher de vivre ta journée de rêve, mais moi je ne peux pas! Si tu m’aimes vraiment, tu peux pas me demander de piler sur mes principes à ce point là…

-Et toi, si tu m’aimes vraiment tu te dois de considérer mes souhaits, pas juste les tiens.

-Mais c’est contre tes principes aussi. On peut sûrement obtenir ce que l’on veut sans passer par l’église. Je suis prêt à m’engager envers toi pour la vie, et devant qui tu voudras, mais je préfère de beaucoup que ce ne soit pas à l’église.

-Maintenant tu préfères de beaucoup. Est-ce que je sens une ouverture ?

-Tu as raison, si c’est vraiment essentiel pour toi, si vraiment il n’y a aucune alternative et que sans un mariage à l’église notre couple est remis en question, je vais mettre la switch à off pendant une journée et je suis prêt à vivre ce calvaire pour toi et pour nous. Mais il n’est pas question que l’on subisse de cours de préparation au mariage, je ne serais pas capable de toffer sans insulter le pauvre curé qui s’en occuperait.

-C’est pour ça que je t’aime Jeff! Tu es le gars le plus généreux que je connaisse. Mais je ne veux pas t’imposer un calvaire. On va trouver autre chose. Le mariage civil semble une évidence, mais je suis mal à l’aise avec ça. Je trouve ça froid. Je ne vois pas ce qu’un juge que l’on ne connaît pas a à voir avec nous.

-Au moins on respecte les lois qu’il représente, ce qui n’est pas le cas des lois de l’église catholique. Mais tu as raison, un mariage civil ne me semble pas un compromis enthousiasmant.

-Au moins, c’est un engagement contractuel. Ça protège l’un et l’autre au cas où ça tournerait mal par la suite.

-Cat, tu sais bien que c’est pas vrai. Les conjoints de fait au Québec ont autant de droits que les conjoints mariés. On signera un contrat on the side qui ressemblera à la communauté de biens si tu veux. Tu sais bien que mon engagement ne sera pas moins significatif si je ne le fais pas devant un juge ou un prêtre, ce sera peut-être même le contraire. Je ne deviendrai pas non plus un écoeurant du jour au lendemain parce qu’on n’a pas de contrat de mariage. Les mariés sont loin d’être à l’abri des divorces. Moi j’y crois que l’on peut vivre ensemble toute la vie, et fonder une famille. Ça se passe entre toi et moi, j’ai besoin de personne pour l’autoriser.

-Tu as la foi en nous ?

Elle a dit ça avec un sourire irrésistible !

-Je ne pensais jamais dire ça, mais oui, j’ai la foi !

Et on a fini par y arriver à ce baiser langoureux que j’espérais tant. Dès que nos lèvres se sont touchées, j’étais en mode passion, il n’était plus question de lâcher Catherine. Par contre elle, après un court abandon, s’est tout de suite ressaisie et a essayé de freiner mes ardeurs.

-Jeff, c’est pas que j’en ai pas le goût, mais on a encore des choses à régler. Je ne veux pas que l’on saute des étapes.

J’ai un peu insisté, mais pas trop. Catherine semblait bien décidée et tout seul, je ne pouvais pas faire grand-chose d’intéressant. J’ai donc cédé. J’étais déjà en érection, ce qui était un peu gênant, mais je me suis croisé les jambes et je me suis reconcentré sur la conversation en cours. C’était pas facile !

-Merci Jeff, si tu avais insisté, j’aurais eu de la misère à résister, mais c’est mieux comme ça. On a tout le temps de se reprendre.

Avoir su ! Je me dois maintenant de jouer au galant homme qui préfère poursuivre la conversation plutôt que de profiter de l’occasion. Une chance que mes chums ne sauront jamais ça !

-Jeff, c’est niaiseux, mais je n’arrive pas à faire mon deuil de ma robe à crinoline blanche et de l’image de toi, m’attendant au bout de l’allée, pendant que je m’avance au rythme de la marche nuptiale.

-Moi, j’arrive pas à faire mon deuil de tous les cadeaux que l’on aurait pu recevoir à notre mariage.

-Arrête donc de niaiser, je suis sérieuse !

-Je comprends, c’est aussi ancré dans mon imaginaire. Mais mon imaginaire n’est pas ma principale composante, ou en tout cas, ce n’est pas mon fondement ; enfin je préfère me voir comme ça. Pourquoi on organise pas notre cérémonie à nous, avec toutes tes spécifications, on invite le monde qu’on aime et on se jure fidélité et amour? Après, on fait un gros party.

-Y faudrait quand même pas que ça fasse trop culcul. Il faut aussi s’assurer que le monde va embarquer. Juste les invitations, comment on annonce ça aux gens : Jeff et Catou se jurent fidélité et amour, ne manquez pas ça !?

-On est pas obligé de décider de tout ça tout de suite. On peut prendre le temps d’y réfléchir non ? En autant qu’on s’entende sur ce que l’on veut faire, après on peut s’entendre sur le comment.

-Tu sais, j’avais dans la tête qu’on ne reprenne pas officiellement la relation ensemble avant que l’on ait franchi cette étape. Dans ce cas, peut-être que tu vas trouver qu’on a pas tant de temps que ça.

-T’es pas sérieuse ? Ça prend du temps organiser tout ça. On va quand même pas se morfondre encore chacun de notre côté pendant plusieurs mois. T’es sûre que t’en fait pas trop ?

-T’as peut-être raison, mais je garde une exigence, par contre. Ce point-là, je l’ai bien mûri et c’est non-négociable ! Maintenant que l’on sait que l’on veut se pseudo-marier, j’aimerais que l’on y pense vraiment comme il faut. Avant de se jurer fidélité pour la vie, j’aimerais qu’on s’assure que l’on va être confortable avec le concept de ne plus avoir aucun autre amant jusqu’à la fin de nos jours. Serais-tu capable de refuser les avances d’une autre ?

-Premièrement, je suis d’avis que l’on a pas à être gêné d’utiliser le terme mariage dans notre cas. Ça n’appartient pas aux curés ou aux juges ce mot-là, ça appartient à la culture humaine et un point c’est tout. On se marie, mais à notre façon, c’est aussi simple que ça, et ça règle ton problème de texte d’invitation. Deuxièmement, pour refuser les avances d’une autre, il faudrait que je sois conscient de celles-ci. Tu sais très bien que je ne me rends jamais compte quand une fille me fait de l’œil. Je t’ai été fidèle depuis les 2 ans que nous sommes ensemble, alors j’ai fait mes preuves il me semble.

-Premièrement, tu m’as dit récemment que Stéphanie s’intéressait à toi, alors tu sembles avoir trouvé le moyen de te rendre compte de quelque chose ; à moins qu’elle ne te l’ai dit directement, ce qui ne me surprendrait pas d’elle. Deuxièmement, ta fidélité des deux dernières années ne veut rien dire. Ce n’était pas dans un contexte où tu t’engages pour la vie. C’est à partir de maintenant que ça compte.

-Tu vas quand même pas me demander d’attendre encore deux ans pour te prouver mes capacités de fidélité!

-Pas deux ans, mais deux semaines, on peut se voir pendant ces deux semaines-là, mais pas trop souvent, et surtout on ne couche pas ensemble. On peut se parler du concept de notre mariage à venir, mais on n’organise rien, on ne réserve rien, jusqu’à cette échéance, si celle-ci nous mène à un succès.

-Tu deviens la championne des périodes de break toi ! Pourquoi deux semaines, pourquoi pas une semaine seulement ? De toute façon, comment on ferait pour savoir si un ou l’autre de nous deux a fait une connerie ?

-Ça paraîtrait, ce serait évident. Moi, je ne pourrais jamais te le cacher, et toi non plus, je te connais. Tu n’es pas un hypocrite et tu es un idéaliste. Si tu réalises par toi-même que tu n’es pas prêt à t’engager avec moi pour la vie, tu vas être le premier à me le dire. Je te demande juste de prendre le temps d’y réfléchir afin que l’on soit certain que c’est la bonne décision à prendre.

-Mais j’ai déjà pensé à tout ça ! C’est pas ce que l’on a fait dans les dernières semaines ? Et pourquoi pas une semaine plutôt que deux ?

-J’y ai pensé, et je trouve qu’une semaine passe trop vite. Deux semaines me semblent raisonnables.

-Ce ne sont pas les arguments du siècle, c’est très instinctif ton affaire.

-As-tu de meilleurs arguments pour limiter cette période à une semaine ?

-Pas vraiment, on peut tirer à pile ou face si tu veux ?

-Arrête de faire des farces avec ça ! Moi j’y tiens à mon deux semaines. Les décisions instinctives ne sont pas nécessairement mauvaises.

-OK, OK, si c’est comme ça ! Est-ce que je vais pouvoir m’organiser un party de fin de vie de garçon pendant ces deux semaines ?

-Si tu veux. Par contre, tu serais peut-être mieux d’attendre qu’on s’engage vraiment dans le processus du mariage avant d’amorcer les préparatifs, même ceux de ce genre-là.

-Bof ! Je pourrai toujours en organiser un autre plus tard.

-Jeff, ce sont les amis qui organisent les partys de fin de vie de garçon. À ce que je sache, ce n’est pas toujours agréable. As-tu déjà entendu parler des parades en ville, attaché sur une plate-forme à l’arrière d’un camion ?

-C’est de l’histoire ancienne ça. Les partys auxquels j’ai participé se passaient dans des bars de danseuses et le jubilaire avait pas l’air de souffrir tant que ça.

-Si tu veux aller aux danseuses, gênes-toi pas pour moi. Tu ne t’es d’ailleurs jamais gêné par le passé. Tu peux appeler ça un party de fin de vie de garçon si tu veux.

-C’est mieux d’appeler ça un party de fin de vie de garçon, comme ça ce sont les autres qui paient pour les danses et pour la bière.

-Ton côté pingre m’impressionnera toujours, M. Lahaie !

-Et est-ce que je vais pouvoir continuer à aller aux danseuses une fois que je serai marié avec toi ?

-Si c’est au rythme actuel, soit environ une fois par 2 ans, je n’y vois pas d’inconvénient.

-Si c’est comme ça, ma réflexion est terminée, on peut se marier. Tu vois, ça n’a pas pris deux semaines après tout.

-Jeff !!!!

Et elle m’a fait ses yeux méchants qui me font tant rire et que j’aime tant.

-OK madame !

-Bon, quand est-ce que tu vas visiter Sean, j’aimerais bien y aller avec toi.

-Il faut que j’y sois à 8 heures. Je dois prendre quelques affaires chez lui avant de me rendre à l’hôpital. Il faudrait pas oublier de souper non plus. Je t’invite ?

-Où est-ce que tu veux aller ?

Finalement, comme on avait pas beaucoup de temps, on a choisi un petit comptoir à pizza pas loin de chez moi. Elle a été pas mal impressionnée quand je lui ai dit que M. Hastings me prêtait sa Jeep. Je crois qu’on va aller faire un tour de « machine » après avoir visité Sean. Malheureusement, pour le parking, ce sera pas possible avant deux semaines, et je n’aurai fort probablement plus de Jeep à ce moment là. Après la bouffe, nous sommes allés chercher le nécessaire ensemble chez Sean. Quand Catherine a vu les dégâts dans la cuisine, elle a compris l’ampleur de la crise que nous avions vécue. On a ramassé ce qu’on pouvait afin que la cuisine de Sean n’ait plus l’air d’une zone sinistrée. À part le sang et les trous sur le mur, ça allait. On s’est ensuite rendu à l’hôpital en couple. Une partie de la pause était effectivement complétée. Je devrais patienter encore deux semaines pour avoir droit à l’ensemble des bénéfices catherinaires ; ça ne me semblait pas si difficile.

Quand on est arrivé, Sean était éveillé. Très, très relaxe, anormalement relaxe, mais c’était bien Sean, et on pouvait communiquer avec lui. Il venait tout juste de parler à sa mère et me disait qu’elle ne s’en faisait pas trop ; ce que m’a confirmé son père d’un petit hochement de la tête que j’ai perçu du coin de l’œil. Sean semblait bien comprendre ce qui lui arrivait. Il s’est même excusé pour le trouble qu’il avait causé. Je lui ai dit de ne pas trop s’en faire avec ça. Il ne semblait pas du tout surpris de me voir avec Catherine, il n’a fait aucune remarque, ni posé aucune question à ce sujet. On a vérifié avec lui que l’on avait rien oublié en ce qui concerne les petites choses que l’on venait de lui apporter. Il a lui-même mentionné que ce serait une bonne idée de lui amener des livres. Il m’a parlé de quelques livres de Henning Mankell qui étaient entassés sur sa table de nuit. J’étais surpris de constater que Sean lisait des livres populaires comme ceux-là, je l’imaginais davantage lire des essais philosophiques sérieux. En même temps, un homme a bien le droit de se détendre. Dans ce cas, Sean en avait bien besoin. J’allais lui apporter ses livres demain. Sean a baragouiné quelque chose du genre : je m’en remets maintenant à l’amour de Dieu, le seul vrai amour. J’ai laissé passer. Je ne savais pas trop s’il divaguait ou pas. Reste que ça me semblait complètement aberrant comme affirmation ; et l’amour que son père lui portait, il n’était pas vrai, et mon amour pour Catherine ?...

La visite ne s’est pas tellement prolongée, on avait l’impression de déranger. M. Hastings s’est contenté de saluer Catherine, même si c’était la première fois qu’ils se rencontraient. J’imagine qu’il était pas mal fatigué. Je l’étais aussi en fait. J’ai posé les questions d’usage au sujet des nouvelles médicales. Les premières doses de médicament avaient été injectées et tout semblait bien se passer; à voir l’état cool de Sean on l’avait bien deviné. J’ai aussi demandé si on avait besoin de nous pour quoi que ce soit d’autre, mais ce n’était pas le cas. Catherine et moi sommes donc sortis, un peu rassurés, mais aussi un peu mal à l’aise par rapport à cet accueil plutôt froid.

J’ai suggéré à Catherine d’aller faire un tour de Jeep, mais elle a refusé. Elle aussi était fatiguée. Alors, je n’ai pas insisté. De mon côté, j’avais pas mal de contenu à écrire avant de me coucher, alors ça faisait presque mon affaire. Je savais de toute façon que ce n’était que partie remise. En la raccompagnant, on a convenu de s’appeler le lendemain soir, pour décider ce que l’on ferait lors du congé de la Saint-Jean-Baptiste qui s’en venait.

Je n’ai pas pu m’empêcher de penser que ce serait une fête des pères tout à fait mémorable pour les Hastings, sûrement un beau souvenir dans quelques années…

Chapitre 6. 18 juin 2006

Le lendemain, j’ai cogné à la porte de Sean vers 8h30. M. Hastings m’a répondu. Il m’a dit que Sean dormait encore et qu’il ne voulait pas le réveiller. Il m’a dit que Sean dormait depuis qu’ils étaient arrivés hier en début de soirée, et qu’il n’avait donc pas eu l’occasion de se parler. Je lui ai dit que je passais faire quelques achats et je lui ai demandé s’il avait besoin de quelque chose. Un bon café, m’a-t-il dit. Il avait l’air un peu magané, il n’avait sûrement pas aussi bien dormi que son fils.

Je suis allé acheter Le Soleil, et j’ai fouillé sur place afin de trouver l’article qui parlait de l’événement. Je n’ai pas eu à chercher bien loin. Il y avait une référence en première page : Rassemblement pour la paix à l’université Laval, p. 4 et 5. Sean n’allait pas être très content. On n’y parlait quasiment que d’Hamid et du message de paix entre occidentaux et arabes. Il y avait aussi une entrevue avec l’évêque de Québec, auquel on demandait ses commentaires à ce sujet. Il parlait de son inquiétude. Il n’était pas présent au rassemblement, mais un de ses représentants y était et lui avait fait un rapport complet sur l’événement. Il mentionnait que les nouvelles sectes étaient souvent bâties sur des concepts universellement reconnus, comme la paix dans le monde, ou l’amour de son prochain, mais que rapidement on réalisait que c’était les intérêts personnels d’un gourou qui prenaient le dessus. Il disait que des initiatives de rapprochement entre les grandes religions étaient déjà en cours, amorcés par l’ancien leader de la religion catholique Jean-Paul II, et qu’un tel rassemblement n’aiderait sans doute pas à accélérer ce mouvement déjà en marche. Il suggérait plutôt aux gens de vivre leurs valeurs de paix et de respect des autres de manière individuelle, en utilisant leur foi existante comme véhicule, plutôt que de courir le danger de se faire manipuler par d’autres. Il abordait rapidement le concept d’individualisme conscient en l’utilisant comme exemple démontrant qu’il y avait sûrement anguille sous roche. Qu’il s’agissait de bien plus qu’un simple rassemblement pour la paix et que l’on cherchait à faire du recrutement d’adeptes, malgré ce que les organisateurs semblaient avoir laissé entendre. Ça sentait le vendeur de crème glacée qui avait peur de perdre sa clientèle et qui agitait des épouvantails pour défendre son commerce. S’il avait bien compris cette initiative, je ne vois pas comment il aurait pu se sentir menacé par celle-ci. Par contre, je le comprenais un peu de vouloir jouer défensivement, la religion catholique était en rapide perte de vitesse partout au Québec, et son réflexe pouvait difficilement être différent.

Il y avait aussi un article de France Jolicoeur, mais je n’avais pas le temps de le lire si je voulais être de retour chez Sean sans trop de délai. J’ai payé les cafés et je m’en suis retourné.

À mon retour, Sean était réveillé. Son père m’a répondu à la porte et il semblait un peu paniqué. Il m’a dit de me préparer à partir sous peu pour l’hôpital. Je restais sceptique à ce sujet. Sean ne voulait pas lui parler, il demandait à voir le journal avec insistance. M. Hastings hésitait, il se demandait si ce qu’il y avait là-dedans n’allait pas empirer l’état de Sean. Je lui ai dit que c’était à lui de juger, mais que Sean finirait bien un jour par le voir, ce fameux journal, de toute façon. Sur ce, Sean est arrivé à la porte, m’a salué sans chaleur, et m’a pris le journal des mains et s’est assis sur le sofa du salon pour le lire. Son père m’a dit de rester, ce que j’ai fait. Pendant que Sean lisait, son père et moi discutions, à voix basse, en gardant constamment un œil sur lui. Tout semblait sous contrôle. M. Hastings m’a remercié pour le café, et m’a tout de suite demandé si j’avais lu le journal. « Seulement en partie, lui ai-je dit. Ce qu’on y dit n’a rien de surprenant. Tout est focalisé sur Hamid, et sur la mésentente entre les occidentaux caucasiens et les arabes. Il y a aussi une entrevue avec l’évêque de Québec qui ne me semble pas très flatteuse pour les organisateurs du rassemblement ».

-T’as bien raison!

A dit Sean de manière colérique, les dents serrées. Il fallait faire attention à ce que l’on disait. Les sens de Sean étaient en éveil.

-As-tu lu l’article de Mme Jolicoeur, Jeff?

-Non, je crois que c’est le seul article que j’ai pas lu.

-Lis-le, ça vaut la peine.

Et il m’a garroché le journal. Ce n’était vraiment pas « Sean-dans-son-état-normal ». Je n’en revenais pas que Sean ai lu tous les articles en si peu de temps. J’ai lu l’article de France Jolicoeur. C’était assez fidèle à ce que l’on s’était dit hier. Le concept des co-organisateurs avait pris une place secondaire lors du rassemblement, et on s’attendait à ce que de prochains rassemblements prennent une nouvelle tournure, pour refléter cette réalité. « On ne semble pas trop s’en faire à ce sujet du côté des organisateurs principaux. On croit que même si tous les objectifs ne sont pas atteints, ça reste une victoire d’avoir initié une réflexion sur la possibilité de diminuer les tensions interreligieuses et interraciales ». C’était pas mal comme article. Elle aurait pu tourner ça de manière beaucoup plus négative et conflictuelle.

-OK Sean, je l’ai lu.

-Et puis, tes commentaires?!

-C’est ce à quoi je m’attendais.

C’est là que Sean est entré dans une sainte colère. Je n’avais certainement pas dit ce qu’il fallait. Sean criait à tue-tête en anglais et en français, de manière aléatoire. Il était complètement rouge. Je voyais quelques veines gonflées sur le dessus de sa tête à la chevelure légèrement dégarnie.

-Es-tu malade? C’est tout l’effet que ça te fait. She treats us as losers, as nincompoops! We’ve struck out my friend! On est passé dans le beurre! We have had success for the wrong reasons, it’s worse than being unsuccessful. You know how much time and energy I have put into this. All that for nothing! J’ai perdu mon temps et fait perdre celui de mes ami(e)s. Tu peux bien t’en foutre, tu t’es dissocié de l’organisation du rassemblement. Now you can say I told you so! Si tu nous avais aidé, peut-être que l’on aurait réussi au lieu d’avoir l’air d’imbéciles. I thought I was guided by God, but I was only guided by my vanity. This is unbelievable….

Et il continuait comme ça sans cesse. Je ne savais pas trop comment on pouvait mettre fin à ce calvaire. Les voisins venaient voir ce qui se passait. À 9h30, un dimanche matin, ça pouvait pas être tellement apprécié. Je m’attendais à ce que quelqu’un appelle la police d’une minute à l’autre, bien que l’on était dans un bloc à prix modique, qui en avait vu d’autres. M. Hastings faisait de son mieux pour calmer Sean, mais sans aucun succès. Sean ne l’écoutait pas, et il se libérait de son étreinte violemment si celui-ci essayait de le retenir physiquement. Moi, je ne faisais rien du tout. J’absorbais, en essayant de ne pas montrer mon impatience, pour ne pas envenimer la situation. Il a maintenu ce sprint de colère pendant environ 5 minutes, qui en ont paru au moins 30, et ensuite, il s’est calmé un court instant. Juste quand on pensait que le pire était passé, Sean s’est mis a frappé dans le mur de la cuisine de manière complètement insensée. Tout ce qui était fixé à ce mur tombait au sol, le plâtre ne résistait pas à l’attaque, mais c’était loin d’être ce qui nous inquiétait le plus. Il était impossible d’arrêter Sean, on aurait dit qu’il s’était transformé en Hulk et que sa force était décuplée. Il nous a tour à tour fait valser, sans trop de peine, vers le salon quand on a essayé de le retenir. Quand il a trouvé un colombage dans le mur, il s’est mis à concentrer ses coups à cet endroit, sans doute pour que ça fasse plus mal. On voyait les taches de sang sur le mur, qui s’amplifiaient, mais on ne pouvait toujours pas intervenir. Juste au moment où j’allais moi-même appeler la police, Sean s’est soudainement effondré en braillant et en se mettant en boule. Sean s’est laissé faire lorsqu’on lui a bandé les poings avec des linges à vaisselles humides. Sans se parler, le père de Sean et moi savions exactement ce qu’il nous restait à faire; il fallait emmener Sean à l’hôpital. On l’a soulevé à deux et on l’a déposé sur le siège arrière du bolide loué. C’était pour moi une expérience assez perturbante. C’était sans doute la même chose pour M. Hastings, mais on a gardé le silence pendant le trajet. J’ai alors pensé à aller chercher le portefeuille de Sean. Il était resté dans ses pantalons d’hier, près de son lit. J’espérais bien y trouver sa carte d’assurance-maladie. Sinon, je ne savais pas quel calvaire administratif on allait devoir subir. J’ai facilement trouvé le portefeuille, j’ai barré la porte, et je suis retourné au véhicule. Personne n’avait bougé d’un poil. Sean était en pyjama, d’un style un peu douteux, mais ce n’était pas le temps d’être regardant. Les saignements semblaient sous contrôle. J’ai pris le temps de vérifier dans le portefeuille, et j’ai facilement trouvé ce que je cherchais. Je savais qu’il avait sa carte d’assurance-maladie et sa carte d’assurance sociale, puisque je l’avais aidé au moment où il a fait sa demande pour ces documents, à son arrivée au Canada. Quand on est parti, il était environ 9h45. C’était peut-être un peu égoïste de ma part dans un moment aussi intense, mais j’ai eu une petite pensée pour Catherine et notre rendez-vous à venir. J’espérais tellement ne pas le manquer.

À notre arrivée là-bas, je suis allé chercher une chaise roulante, pour nous éviter de nous éreinter. Sean pleurait toujours, mais ne disait rien. Il se laissait faire sans réagir. Il ne se soutenait pas. Il était lourd l’animal! J’avais un peu peur qu’il nous refasse une belle crise de colère et qu’il m’envoie une bonne mornifle au moment où on l’installait dans sa chaise. Constatant l’état de la situation, on a pas eu à attendre bien longtemps à l’urgence. On est passé dans un petit local où une infirmière est venue faire un premier diagnostic et refaire les pansements aux poings de Sean. Je lui ai demandé si elle pouvait parler en anglais, mais elle n’était pas à l’aise. Alors, j’ai agi comme traducteur. Le diagnostic de dépression profonde me semblait assez évident, mais comme je n’avais pas étudié la médecine, j’aimais autant me la fermer. Après avoir tenté de communiquer avec Sean et lui avoir regardé le fond des yeux, l’infirmière nous a dit que tout semblait sous contrôle et nous demandait d’attendre sur place. M. Hastings, par mon intermédiaire, a alors insisté pour qu’on injecte un sédatif à Sean, car il avait un peu peur que la salle d’attente et nous-mêmes se retrouvent endommagés suite à un réveil brutal de sa part. J’étais d’accord avec M. Hastings, Sean nous avait déjà fait le coup du calme avant la tempête et on savait pas si on avait vécu le pire ou pas. Je crois que l’on a été convaincant car elle ne nous a pas suggéré de nous calmer, sans donner suite à nos demandes, comme je m’y attendais. Elle nous a dit qu’elle ne pouvait pas prendre ce genre de décision elle-même et qu’elle nous enverrait un docteur rapidement. Sean lui aussi était docteur, pourquoi on ne disait pas plutôt médecin, comme il aurait été normal de le faire? L’infirmière est revenue avec un « docteur ». Après une courte discussion et quelques observations, ils ont installé Sean sur une civière, et lui ont injecté le sédatif souhaité. Le sédatif a calmé tout le monde. Sean, qui l’était déjà pas mal, mais surtout moi et M. Hastings qui étions toujours sur le qui-vive. On s’est permis d’aller se rafraîchir un peu, chacun notre tour, à la salle de bains, en attendant la suite des choses. L’infirmière est revenue une troisième fois en nous demandant de confirmer que Sean n’était pas citoyen canadien. Elle a ensuite demandé quelle personne allait payer pour ses soins. M. Hastings a dit que c’était lui, ce qui n’a pas fait plaisir à cette gentille dame, car elle savait qu’elle ne pourrait pas s’occuper de ce cas elle-même. Elle m’a dit de dire à M. Hastings qu’elle trouverait un préposé qui parlait anglais afin de régler les détails de paiement des frais d’hospitalisation à venir. Lorsque ce serait fait, elle allait revenir et demander à M. Hastings de la suivre.

Après 10 longues minutes d’attente, elle est revenue chercher M. Hastings, qui ne semblait pas très chaud à l’idée de quitter Sean. Il m’a fait demander à l’infirmière de l’informer si je devais quitter avec Sean pendant son absence. Elle m’a dit de ne pas m’inquiéter, que ça n’arriverait pas, avec un beau sourire complice. Je me demandais si c’était une complicité de francophone, ou une complicité de victime du système de santé. Il était maintenant déjà presque 11h00 et je risquais de plus en plus de devoir remettre mon rendez-vous avec Catou. Le médecin allait sûrement nous questionner au moins pendant une demi-heure, avant de demander une série de tests, et de faire hospitaliser Sean, comme c’était inévitable. Je ne me voyais pas laisser M. Hastings seul avec Sean jusqu’à ce que l’hospitalisation soit complétée. Ça allait sûrement nous mener au moins au milieu de l’après-midi. J’avais par contre décidé d’attendre à 13h00 avant d’informer Catherine de la situation. À 13h00 je serais fixé. D’ici là, on ne savait jamais si un miracle n’arriverait pas. Sean avait assez prié dans sa vie pour être parmi les premiers numéros tirés, si jamais la loterie au miracle existait vraiment.

Je n’avais pas emmené de livre à lire, et comme Sean n’était pas en état de jaser avec moi, je m’ennuyais ferme en attendant M. Hastings. Les plus récents magazines que l’on trouvait sur place dataient de 2003. Il y avait une petite télévision dans la plus grande salle connexe, mais on y faisait jouer des émissions pour enfants, alors ça ne valait pas la peine de me déplacer pour ça. De toute façon, M. Hastings n’aurait pas apprécié. J’ai pris mon mal en patience et je me suis inventé des jeux mentaux avec les différentes peintures abstraites qui décoraient les murs autour de moi. J’essayais d’imaginer différentes choses dans ces peintures, et même des compétitions entre les couleurs les composant. M. Hastings est revenu quand mon palmarès des plus belles toiles était à peine complété. Sean n’avait pas bougé.

Pendant ma méditation, j’ai deviné une conversation à proximité, à travers le mur, qui mentionnait qu’aujourd’hui était la fête des pères. Ça m’a fait sortir de mes rêveries ! J’avais promis d’appeler ma mère aujourd’hui, et je voulais en profiter pour souligner ça avec mon père ! Je ne savais pas si je devais le mentionner à M. Hastings. Après mûre réflexion, j’ai décidé que ce n’était pas le moment de lui en parler. Ce n’était pas le moment pour lui parler de quoi que ce soit en fait ! Je me suis fais une note mentale afin de m’assurer d’appeler mes parents, plus tard dans la journée. Ce qui se passait était sûrement prenant et bouleversant, mais pas assez pour me faire oublier de souligner cette journée spéciale…

On est venu nous chercher vers 11h30. C’était vraiment raisonnable. J’ai suivi M. Hastings, j’étais le conducteur de civière délégué, et ça me plaisait bien. Je devais agir non seulement comme traducteur, au besoin, mais je croyais aussi pouvoir contribuer un peu à répondre aux questions du médecin. Celle-ci parlait anglais, un anglais correct, mais approximatif. Au début, question d’accents, M. Hastings et elle avaient de la difficulté à se comprendre, mais ils se sont adaptés après quelques phrases. J’étais là pour faire accélérer le processus de la conversation lorsque je voyais que l’on hésitait trop longtemps sur un mot. J’ai demandé à ce que la dame médecin (je n’ai pas retenu son nom, je suis vraiment mauvais pour retenir les noms) me parle également en anglais, afin que M. Hastings ne perde pas le fil de la conversation. M. Hastings a commencé l’explication à partir du moment de la rupture avec Maria. Je trouvais qu’il remontait un peu loin, mais la dame nous a demandé de remonter encore plus loin, de manière plus générale cependant, afin de déceler des passages dépressifs ou psychotiques dans le passé de Sean, ou dans sa famille plus ou moins éloignée. Il n’y en avait pas. Sean avait toujours été quelqu’un ayant un tempérament très stable et pausé. Il était entêté, aimait se rendre au bout des choses, mais avait la patience pour le faire. Il était relativement solitaire, bien qu’il y avait toujours un groupe d’ami(e)s autour de lui. Il n’était pas très proche de ceux-ci, mais il sociabilisait bien avec eux. On est même revenu sur les méthodes d’éducation de M. Hastings. Ça m’a un peu gêné, ce n’était pas de mes affaires, mais j’étais là, alors j’ai écouté. M. Hastings semblait avoir été un bon père, assez strict, mais pas du tout violent ou agressif. Ce n’était sans doute pas le père le plus chaleureux, mais il était là et Sean le savait. La mère de Sean était très câlineuse avec lui, et elle avait tendance à le gâter un peu trop et à acquiescer à toutes ses demandes ; c’était la perspective de M. Hastings en tout cas. Bien qu’il ne le disait pas directement, j’ai cru comprendre que M. Hastings ne disait pas souvent non à Sean lui non plus. Comme M. Hastings le disait, Sean faisait rarement des demandes déraisonnables. On a évidemment parlé de l’importance de la religion anglicane dans la vie des Hastings ; ce qui, à ma grande surprise, a bien intéressé notre médecin. Elle a surtout été intéressée par la période où Sean organisait le rassemblement, dont elle n’avait même pas entendu parler d’ailleurs. Elle voulait que je souligne toutes les observations où j’avais noté que les agissements de Sean étaient différents de ce à quoi je me serais attendu. À chaque observation, elle demandait au père de Sean s’il était d’accord pour dire que ce que je relatais lui semblait une attitude hors-norme de la part de Sean. Il a confirmé tous les points sans hésiter. Il a même ajouté qu’il y avait sûrement eu d’autres agissements hors-normes que son entourage n’avait pas pu déceler, mais que sa femme et lui auraient probablement remarqué. Je me suis senti un peu humilié par cette remarque, mais sans doute avait-il raison.

Ensuite, la dame a fait un examen physique de Sean. À part pour les poings, je ne sais pas ce qu’elle pouvait en tirer, il dormait comme un bébé et ne réagissait pas à ses tentatives de stimuli et à ses manipulations. Effectivement, l’examen physique n’a pas été très long. Elle nous a dit qu’elle croyait que les blessures aux mains n’étaient que superficielles et qu’elle allait demander d’ajouter de la glace aux pansements. Ça me semblait quasiment miraculeux, frapper dans un deux par quatre pendant quelques minutes sans rien se casser n’était pas normal d’après moi. En consultant le dossier de Sean, la dame nous a dit qu’il en avait pour un bon bout de temps, au moins quelques heures, à être complètement somnolent comme ça. Elle nous a dit qu’elle avait déjà une bonne idée du diagnostic à apporter, mais qu’elle préférait attendre que Sean ait subi une batterie de tests avant de conclure formellement et de nous indiquer la suite des choses. Elle nous a dit que d’après son examen préliminaire, Sean se portait physiquement très bien ; pas de grande surprise dans tout ça. Elle allait quand même suggérer des rayons X aux mains et aux poignets. Elle nous organisait tout un itinéraire pour les tests à venir. Surtout des prises de sang, mais aussi un encéphalogramme, ce qui m’a surpris un peu. Le diagnostic de dépression me semblait assez évident, est-ce qu’un encéphalogramme était vraiment nécessaire ?

Tout le monde se plaint des coûts du système de santé au Québec, peut-être que d’éviter de faire des tests coûteux, et peut-être inutiles, était une façon de limiter les dépenses dans ce système. Par contre, qui étais-je pour soulever ce point, je n’ai pas étudié en médecine ?! En plus, quand c’est le temps de s’occuper d’un ami ou d’un proche, on a pas le goût de se faire dire qu’on doit limiter les interventions parce que ça coûte trop cher. La vie, la santé, ça n’a pas de prix ! C’est ce que j’entends dire en tout cas, mais on voit bien que ce n’est pas vrai quand on constate les coûts exorbitants du système. C’est une question trop délicate cependant. Ça donne quand même un pouvoir disproportionné aux intervenants de la santé quand ils négocient avec le gouvernement.

Mais je m’égarais et je perdais mon temps, je n’allais certainement pas suggérer à M. Hastings que je m’opposais à ce que son fils subisse un encéphalogramme. On a donc bien écouté l’itinéraire que l’on nous demandait de suivre, on a pris les documents nécessaires que l’on nous transmettait. On a pas oublié de prendre Sean avec nous, et on y est allé. J’ai regardé M. Hastings du coin de l’œil, en espérant qu’il me libèrerait sans délai de ma tâche d’accompagnateur. Mais il n’y a eu aucun signe en ce sens, je voyais bien qu’il comptait sur moi pour la suite des choses. Il était 12h15, mon rendez-vous avec Catherine était maintenant définitivement à l’eau.

À 12h30, dans la petite salle d’attente pour rayons X, j’ai demandé si M. Hastings n’avait pas un peu d’argent sonnant pour me permettre d’appeler quelqu’un. Il m’a prêté son cellulaire, et m’a dit go ahead, me laissant entendre de ne pas m’énerver avec ce que ça pourrait coûter. Je me suis un peu isolé, bien qu’ici, il y a du monde partout. Catherine a répondu tout de suite. Ouf ! J’espérais ne pas tomber sur sa boîte vocale, qu’elle soit sortie prendre l’air, avant de se rendre directement à notre rendez-vous de 14 heures.

-Salut Catherine !

-Tu triches Jeff, notre rendez-vous est à 14h00.

-J’ai une bonne raison, tu vas voir. Je suis avec Sean à l’hôpital, il a pété les plombs hier après le rassemblement. Ce matin, c’était encore pire.

-Comment ça ? J’étais là au rassemblement, il avait l’air très bien. Ça a super bien marché votre affaire !

-Ce n’est pas mon affaire ! C’est une longue histoire tout ça, je te l’expliquerai quand on aura un peu de temps, mais je dois remettre notre rendez-vous. Je suis avec le père de Sean, et Sean doit subir une série de tests, et on en a encore pour sûrement au moins 2 heures. Le père de Sean compte sur moi pour l’aider, et je dois rester ici.

-Mais qu’est-ce qu’il a au juste, Sean ?

-Sûrement qu’il fait une dépression profonde. Il est sous sédatif en ce moment. On le promène d’une place à l’autre, il ne réagit pas du tout. Mais tu aurais dû voir la colère qu’il a fait ce matin, on ne le reconnaissait plus.

-Mais qu’est-ce qui l’a choqué tant que ça ?

-Je te l’ai dit, c’est une longue histoire. As-tu lu Le Soleil de ce matin ? C’est la couverture du rassemblement qui a fait déborder le vase pour Sean.

-J’ai lu Le Soleil, et aussi le Journal de Québec, la couverture me semblait bien correcte pourtant.

-On y fait pas beaucoup de place au concept d’individualisme conscient comme tu as pu voir. C’est ça que Sean n’a pas digéré.

-Sean ou toi ?

-Sean! Moi, je me porte très bien !

-Est-ce que je peux faire quelque chose ?

-Je ne crois pas. On fait ce qu’on a à faire. Ce n’est pas très intense, c’est plutôt plate, mais c’est nécessaire.

-Est-ce que tu veux que j’aille vous rejoindre ?

J’avais pas pensé à ça. J’ai hésité un peu, mais quand j’ai projeté ce que ça pouvait donner, j’ai bien vu que ça n’avait pas d’allure.

-Je ne crois pas, Catherine. On a pas vraiment besoin d’aide. On s’en tire bien à deux. Si tu venais, j’aurais juste le goût de te parler et ça me distrairait trop de ma tâche. En plus, je ne crois pas que le père de Sean apprécierait beaucoup.

-Tu as sans doute raison. Est-ce que tu peux m’appeler quand les tests seront complétés et que le diagnostic sera tombé ?

-Ne perds pas ton après-midi pour ça. Je ne sais pas quand on aura tout fini. Ça peut facilement prendre tout l’après-midi.

-J’avais prévu te consacrer mon après-midi. Ne t’en fais pas, je vais me trouver un bon livre en attendant. Tu peux m’appeler quand tu veux, je serai là.

Un bon livre, ce que je donnerais pour avoir un bon livre. J’ai pensé à demander à Catherine de venir m’en porter un, mais ce n’était pas une bonne idée. Si je voyais Catherine en ce moment, je ne pourrais pas la laisser partir.

-OK Catherine, merci ! À toute à l’heure !

Je n’ai pas aimé raccrocher. J’aurais préféré continuer cette conversation, mais Sean et M. Hastings comptaient sur moi. J’ai tout de suite remarqué la petite vieille, à quelques mètres de moi, qui me regardait d’un air curieux. Elle essayait sûrement de comprendre de qui, à qui et de quoi je parlais. Je ne la blâmais pas, tant mieux si j’avais pu lui faire passer un peu de bon temps. Je me suis quand même demandé si j’avais dit quelque chose de compromettant. J’avais bien parlé de la couverture du rassemblement dans Le Soleil, et de Sean, mais je ne vois pas ce qu’elle aurait pu faire avec cette information, à part d’avoir le goût de lire le journal. On est pas à Hollywood, où on appelle les paparazzis parce que l’organisateur vedette d’un rassemblement est à l’hôpital.

On a suivi Sean, même pendant les rayons X (à distance) et aussi les prises de sang. J’ai eu un peu de traduction à faire pour cette étape. J’avais de la difficulté avec plusieurs termes. Je coupais les coins ronds, je transmettais l’essentiel de ce qu’il y avait à dire. En tout cas, ils en ont empli des éprouvettes. Je ne comprenais pas pourquoi ils en prenaient tant. Il n’y avait pas de danger que Sean s’affaisse, c’était déjà le cas. Je n’ai posé aucune question, M. Hastings non plus. Les gens avec qui on faisait affaire étaient bien aimables. C’était plutôt nous qui avions l’air bête. On était engourdi par la platitude de la tâche, et inquiet de voir Sean dans cet état passif. Je trouvais quand même que c’était un drôle de milieu de travail pour ces gens-là. Ça devait être valorisant d’aider le monde, mais c’était quand même des tâches routinières, dans une atmosphère glauque, avec des clients ayant l’air bête, sinon malade.

Pour l’encéphalogramme, on a eu droit à l’explication technique de la méthode employée et du mode de fonctionnement de l’appareil. Une chance que le technicien parlait anglais, j’aurais jamais été capable de traduire ce qu’il disait. Il était passionné le gars. Ça me rentrait par une oreille, et ça me sortait par l’autre. J’ai beau être un futur docteur en technologie, j’ai pas toujours le goût de parler de technologie et de savoir comment fonctionnent les choses. Pour moi, c’est devenu un métier, que j’aime bien entendu, mais ce n’est pas toute ma vie. Des fois, tout comprendre, c’est fatigant ! Je ne crois pas que M. Hastings était plus intéressé que moi par le sujet, mais ça semblait un passage obligé. J’ai quand même retenu qu’il y avait plusieurs techniques pour faire un encéphalogramme. Celle-ci semblait excellente pour sa rapidité d’exécution et la sécurité du patient. Il y avait des techniques plus précises et performantes dans des hôpitaux privés des États-Unis, mais ce niveau de précision n’était pas nécessaire pour la plupart des patients que l’on devait traiter. Je me suis dit que ce n’était pas surprenant qu’il y ait de longues files d’attente s’il faisait le même laïus à tous ses clients.

Il a fini par avouer que l’on ne faisait normalement pas d’encéphalogramme pour ce genre de cas. Par contre, l’appareil était sous-utilisé par les temps qui couraient, alors on avait eu la directive de s’en servir le plus souvent possible; tant mieux si ça pouvait être utile. Des appareils comme ça, c’était fait pour fonctionner. Si on les laissait inactifs trop longtemps, ça risquait de coûter plus cher en entretien préventif ou en réparation. Moi qui avais émis toutes sortes d’hypothèses au sujet du gaspillage éhonté dans nos hôpitaux, je me faisais remettre à ma place.

Des fois, le point de vue pratique prend le dessus sur les grandes théories. J’espère que ça va me servir de leçon.

À deux heures trente, on avait complété les tests. Par contre, c’était l’attente des résultats qui allait être longue. On était loin d’avoir fini. J’ai pris le temps d’aller à la librairie de l’hôpital voir si je ne pouvais pas me trouver un bouquin pas cher pour passer le temps. M. Hastings n’allait pas s’en offusquer, on ne parlait quasiment pas ensemble. Il semblait perdu dans ses pensées. Chez lui, il devait être environ 4 heures trente du matin. Le diagnostic tomberait sûrement au bon moment pour qu’il puisse appeler sa femme.

Les livres à la librairie étaient tous des petits best-sellers poches (et aussi de poche… : humour). Des romans à l’eau de rose, des biographies de vedettes québécoises, des livres sur la santé, quelques romans policiers, mais rien de bien intéressant. J’aurais apprécié lire le National Geographic, mais ils n’avaient que la version française de France. J’avais déjà essayé et le ton était franchement trop franchouillard pour moi. J’avais déjà lu la dernière édition de L’Actualité. Je n’étais pas intéressé par les magazines à potins. Il ne me restait que le Sports Illustrated, dont j’étais surpris de trouver une copie dans un endroit pareil. Ça coûte cher ce maudit magazine-là ! Je l’ai acheté quand même, je n’avais pas vraiment le choix.

Je sais bien que de raconter ce genre de détail n’a rien d’intéressant, mais ça témoigne bien de l’atmosphère dans laquelle j’étais. En plus, j’étais vraiment perturbé, alors j’ai besoin d’écrire ce que je vivais sans rien laisser de côté, je sais pas trop pourquoi.

Pendant que j’étais parti, on a attaché Sean sur la civière. M. Hastings m’a expliqué que l’on voulait être prévoyant pour éviter des problèmes au réveil de Sean, qui devrait se faire d’ici quelques heures. J’ai finalement trouvé que mon magazine valait son pesant d’or.

Un peu avant 16h00, on est venu nous chercher et nous avons pu discuter avec la dame médecin que nous avions vu précédemment. Elle nous a dit que le diagnostic était assez clair, Sean avait subi un trouble d’adaptation avec trouble de comportements associé (c’était exactement les mots employés, je les avais notés). J’étais pas mal déçu. Ça me semblait plus une constatation qu’un diagnostic; wow ça avait valu la peine de perdre notre journée pour se faire dire une telle banalité! Par contre, pour elle, ça semblait vouloir dire quelque chose de significatif qui menait à un traitement particulier qui n’avait rien de banal. Elle nous a dit qu’il était possible de contrôler cet état à court terme avec des médicaments existants, mais que Sean devrait être suivi, au moins pour un certain temps, par un psychiatre, afin de savoir si cet événement n’avait pas déclenché un débalancement psychique permanent en lui. Il était possible qu’il s’agisse d’un événement parfaitement isolé et que Sean redevienne exactement comme avant cet épisode, mais il valait mieux s’en assurer et contrôler le patient en attendant. Je trouvais assez rigolo qu’elle utilise le terme « événement » pour parler de ce qui était arrivé à Sean. J’étais devenu un peu allergique à ce mot qui voulait maintenant dire trop de choses pour moi. Quand M. Hastings a demandé de quelle sorte de débalancement psychique permanent on pouvait parler, elle a dit que ça pouvait être bien des choses et que l’on devrait en discuter davantage avec le psychiatre. Suite à l’insistance de M. Hastings, elle a donné l’exemple du trouble bipolaire, la maniaco-dépression, sous toute réserve bien sûr. C’est pas rien quand même. Au moins, elle a pas mentionné la schizophrénie.

Sean devait être hospitalisé pendant quelques jours, pour lui permettre de se remettre de son violent choc nerveux, mais aussi pour rencontrer le psychiatre afin de pousser le diagnostic plus loin. De plus, il fallait déterminer le bon dosage de médicaments requis pour son état, et contrôler les effets secondaires que certains de ceux-ci pourraient avoir sur lui. M. Hastings a voulu en savoir plus sur ces possibles effets secondaires.

Je ne m’attendais pas à ce diagnostic. Pour moi, il ne pouvait s’agir que d’une dépression sévère. Maintenant que j’y pensais, je me disais que ce n’était sans doute pas si simple. J’ai laissé M. Hastings poser toutes les questions qu’il désirait poser. Je me demandais s’il y avait une assurance-médicament en Australie. Cette question ne semblait pas préoccuper M. Hastings. Ce qui le préoccupait beaucoup cependant, c’était de savoir si tout ça n’était pas de sa faute, ou celle de sa femme. Mme médecin a dit que Sean semblait n’avoir jamais vécu de grave problème dans sa vie. Qu’il se sentait peut-être complètement à l’abri de ça, et donc qu’il n’était pas préparé, ce qui expliquait sans doute en partie sa réaction. Elle a dit que les parents n’ont pas à se sentir coupables parce qu’ils n’ont pas fait vivre de graves problèmes à leurs enfants. D’après elle, c’était un concours de circonstances. Elle ne croyait pas que Sean avait été surprotégé dans son enfance.

M. Hastings a même demandé à coucher à l’hôpital pour accompagner son fils (ça me semblait un exemple de surprotection, mais passons). On lui a fait comprendre que ça ne se faisait pas. Quand il a compris qu’il pouvait visiter son fils pendant de longues périodes de temps, durant la journée, il n’a pas trop rouspété. Il a même demandé à ce que ces heures de visites, normalement réservées à la famille immédiate, puissent s’appliquer à moi. On a accepté sans trop s’opposer, sachant que Sean n’avait aucun autre membre de sa famille immédiate sur ce continent. Nous sommes allés reconduire Sean à sa chambre, avec un infirmier, qui l’a installé dans son lit. Sean ne s’était toujours pas réveillé, ce qui n’inquiétait personne semblait-il. J’ai demandé à M. Hastings s’il voulait que je reste jusqu’au réveil de Sean. Il m’a dit que non, que j’en avais bien assez fait, et il m’a remercié. Il était un peu préoccupé par le fait que je n’avais pas de téléphone cellulaire, et donc, je ne pouvais pas être rejoint en tout temps s’il avait besoin d’aide. En temps que pauvre étudiant, j’avais jugé que je n’avais pas assez d’argent pour justifier le luxe d’un cellulaire, contrairement à la plupart des personnes de mon entourage. Maintenant, on me laissait entendre que ce n’était pas du tout un luxe, mais une nécessité. Pour compenser mon archaïsme, j’ai promis à M. Hastings de l’appeler à 10h et 15h chaque jour pour prendre de ses nouvelles. De toute façon, je passerais voir Sean régulièrement. « Je viendrai ce soir vers 20h si ça vous va », que je lui ai dit. De plus, j’allais être à mon appartement, sinon pas bien loin, et j’avais un répondeur. Je lui ai laissé ce numéro, ainsi que celui de Catherine, et j’ai pris son numéro de téléphone cellulaire. Il ne restait plus qu’à lui indiquer le chemin vers son hôtel. Comme ça se faisait à pied en environ 10 minutes, il n’aurait même pas besoin de conduire son mastodonte. Avec un peu de regret, il a quitté Sean pour que je lui montre le chemin. On a fait environ la moitié du parcours, avant que je ne puisse lui pointer l’hôtel et le chemin restant à prendre. C’était assez simple pour lui, et pour n’importe qui en fait. Nous sommes revenus vers l’hôpital, et dans le lobby d’entrée, il m’a dit de prendre la Jeep pour rentrer chez moi, et de continuer de l’utiliser jusqu’à ce qu’il en ait besoin et m’en fasse la demande. Il m’a même dit qu’il paierait pour l’essence et le stationnement. Il allait m’appeler d’ici 30 minutes pour m’indiquer les effets de Sean que je devais ramener ce soir. J’avais gardé les clés de Sean, alors tout était OK. M. Hastings avait hâte de retrouver Sean, je ne l’ai donc pas retardé. En tout, il s’était éloigné de son fils environ une quinzaine de minutes. Moi, j’avais hâte de retrouver Catherine. Il était presque 16 heures et demie.

Chapitre 6. Le rassemblement

La salle semblait assez pleine. Je ne sais pas s’il y avait 2000 personnes, comme Sean l’espérait, mais il y en avait certainement plus de 1000. Pour l’achalandage, le rassemblement était définitivement un succès. La foule s’entassait calmement, tout était sous contrôle. C’était une foule bigarrée. Il y avait des jeunes, des moins jeunes, des plus vieux, autant d’hommes que de femmes. J’ai reconnu certains amis qui m’ont salué. Ils devaient se demander un peu pourquoi je n’allais pas les voir, pourquoi je restais fixé au même point, mais personne n’est venu me suggérer de bouger.

À 16 heures précises, le spectacle s’est mis en branle. Il y avait un peu de la ponctualité proverbiale de Sean là-dedans. Les spectateurs n’avaient pas fini d’entrer; je crois que des gens se sont rajoutés jusqu’à près de 16h30. Les lumières se sont éteintes progressivement et un enregistrement s’est mis en marche. Ça faisait très professionnel, la voix souhaitait la bienvenue à tous et à toutes. On soulignait l’apport des organisateurs et des commanditaires. On a mentionné le nom de M. Hastings. Il a sûrement compris son nom, sans rien comprendre du reste, mais je ne crois pas que ça l’intéressait beaucoup de toute façon. Il était très concentré et balayait la salle régulièrement, principalement la scène, à la recherche de son fils. Je croyais le deviner, parmi tant d’autres, dans un groupe qui observait le déroulement des choses en coulisse. De l’angle qu’il avait, le père de Sean ne pouvait pas voir celui que je croyais être Sean. C’était peut-être mieux comme ça, Sean aurait pu sentir un regard aussi intense. De toute façon, je n’étais pas du tout certain que c’était lui. Je ne perdais pas cette tête de vue plus de quelques secondes cependant. Moi aussi, je faisais quelques balayages. Je n’ai pas vu Catherine. J’imaginais qu’elle s’était assise un peu plus haut dans les estrades. La bande vidéo a démarré. La coordination avec la bande son était excellente. C’était évident que ce n’était pas une qualité cinéma, mais ce n’était pas une banale présentation PowerPoint non plus. Il y avait beaucoup d’animation, c’était beau, c’était clair, ça captait l’attention. On avait ramassé beaucoup d’images d’archives (avec ou sans permission, je ne sais pas) pour bien faire comprendre les propos en cours. C’était un peu un résumé des conflits internationaux des 100 dernières années; à partir de la première guerre mondiale en fait. Je ne reconnaissais pas la voix de la bande son, on devait avoir engagé un professionnel. La foule était silencieuse, avec quelques ooooohhh! bien synchronisés quand certaines images, plus choquantes ou plus touchantes, ont été présentées. C’était un excellent départ!

Il y a eu ensuite une courte transition, une introduction du concept suggéré, qui deviendrait l’outil menant à l’objectif visé par ce rassemblement. C’était un peu en anti-climax par rapport à la séquence initiale. C’est là que j’ai pu confirmer que c’était bel et bien Sean que j’avais su identifier parmi le groupe des surveillants d’arrière-scène. On lui a laissé se mettre devant tout le monde. Son entrée en scène était imminente. Il avait des papiers à la main. Il semblait un peu nerveux, mais quand même en contrôle de la situation. J’ai fait signe à M. Hastings que j’avais la cible dans ma mire. Après quelques paroles de présentation, on a annoncé Sean Hastings, le principal organisateur de ce rassemblement. La foule a applaudi poliment. Le follow-spot est allé le chercher, et il s’est avancé au micro, avec ses feuilles. Il n’y avait pas de lutrin, ses feuilles ne devaient être là que pour le rassurer, en cas de bafouillage. Le follow-spot toujours sur lui, Sean s’est installé au micro et a pris un grand respire. Son image était reproduite à l’arrière sur écran géant. Il a fait un petit sourire, et il s’est lancé. Comme prévu, il a fait sa présentation en français. C’était un peu didactique, mais c’était clair et bien fait. Je n’avais pas trop l’impression que les gens dans la salle l’écoutaient beaucoup. Un bruit de fond nous indiquait que plusieurs personnes profitaient de l’occasion pour jaser entre elles. Pas autour de moi cependant, où l’on écoutait religieusement les paroles de Sean. Sean était loin d’avoir le style preacher américain. Il avait plutôt un style scientifique de qualité; j’avais tellement vu de présentations scientifiques médiocres que j’appréciais la sienne. Son français était très correct, mieux que ce que j’anticipais. Par contre, la foule, elle, ne pouvait pas apprécier cet effort, ne connaissant pas Sean. Il n’a certainement pas réussi à soulever cette foule, mais je ne crois pas que c’était le but qu’il visait. Il a gardé sa contenance, et me semblait assez content de lui. À la fin de son texte, la foule a ré-applaudi poliment, exactement comme à son arrivée. Je crois que le metteur en scène a senti la baisse d’énergie de la foule, car il a monté le son d’un cran pour la transition vers les témoignages. On a tous sauté un peu. Sean est retourné s’installer à l’endroit où je l’avais vu au début du spectacle, en coulisse. La masse de gens qui étaient là l’ont reçu avec chaleur et l’ont félicité. Aucun signe de craquement ne pouvait être observé. J’ai fait signe à M. Hastings que j’avais toujours Sean dans ma mire et je lui ai fait le signe du OK, afin de le rassurer un peu. Je lui ai ensuite suggéré de venir me rejoindre, je ne croyais pas que Sean allait bouger de là de tout le spectacle de toute façon. Il a refusé. Il ne voulait pas prendre de chance j’imagine. En tout cas, c’était pas le temps pour moi d’avoir une envie de pipi, papa Hastings comptait sur moi. Je renouvelais le signe du OK à environ toutes les 15 minutes pour que M. Hastings continue de garder son calme. Il ne semblait pas plus ou moins inquiet qu’avant la prestation de Sean.

En me relisant, je me rends compte que le récit de mon ‘espionnage’ de Sean peut sembler banal et ennuyant. Par contre, je vivais vraiment ces moments d’agent secret de manière très intense. J’aurais aimé transmettre cette intensité dans mon texte, mais je n’ai pas le talent nécessaire. J’étais vraiment pris au jeu. J’étais comme dans un film de James Bond, je trippais. Malgré le sérieux de la situation, je m’amusais dans un jeu de rôle. Je crois que ça prouve que même quand on devient adulte, on reste toujours de grands enfants. À moins que ça ne prouve l’absurdité de nos vies… En tout cas, je faisais mon job, alors aussi bien avoir un peu de fun, non?

On a enchaîné avec les multiples témoignages de personnes de confessions différentes. Il y avait beaucoup de visages connus dans cette suite de témoignages, une dizaine en tout. Stéphanie représentait l’athéisme, une présentation filmée en direct de l’Australie amenait le point de vue des anglicans de la congrégation de Sean.

Ça a eu un certain succès, étant donné le côté mystique qu’a l’Australie pour le québécois moyen.

Techniquement, c’était transmis par Internet, alors la qualité n’était pas parfaite, c’était un peu saccadé, et des fois on perdait complètement le son. Heureusement, les sous-titres en français permettaient à tout le monde de suivre. C’était également un peu pixélisé sur écran géant, mais c’était acceptable. La magie du vidéophone opérait. J’imagine que M. Hastings reconnaissait des gens parmi le petit groupe de présentateurs, mais en le regardant je n’ai senti aucune émotion particulière. C’était un homme en mission, rien ne pouvait le distraire. Les témoignages étaient intéressants, mais assez inégaux entre eux. Ça dépendait beaucoup de la personnalité du présentateur lui-même. L’effet boule-de-neige du mouvement ressortait quand même assez bien de cette suite de discours de gens convaincus, et relativement convaincants. La mise en scène restait simple, pas d’artifice, à l’image de la présentation de Sean précédemment. Je réussissais sans trop de problème à suivre le déroulement de l’événement, à surveiller Sean du coin de l’œil, et à tenir M. Hastings informé, à notre façon. Si des personnes de la salle me regardaient et ne savaient pas que je communiquais par signes à mon acolyte, ils devaient vraiment me prendre pour un fou fini.

Pour le dernier témoignage, Hamid est entré en scène, il représentait la communauté arabe et la religion musulmane. On a tout de suite vu ce que c’était qu’un vrai show-man. Ce n’était pas comparable au reste des présentations. Dès qu’il a pris la parole, il a littéralement volé le show. Il parlait énergiquement, de manière convaincue, mais ne dégageait pas d’impression d’agressivité. Au contraire, il était charmeur avec ses petits sourires en coin. Il utilisait régulièrement des québécismes, ce qui ravissait ses auditeurs; des expressions québécoises dans la bouche d’immigrants (bien qu’Hamid soit né au Québec) ça ne ratait jamais. Hamid était le seul qui s’était fait accompagner d’une petite musique de fond. C’était la chanson Russians, de Sting. Une vieille chanson qui date de notre prime jeunesse, avant que l’on écoute nous–mêmes de la musique dite populaire. Je trouvais ce choix un peu curieux, très peu de monde dans la salle devaient connaître cette chanson, à part quelques adultes accomplis, mais j’ai vite compris la pertinence de ce choix quand Hamid a intégré cette chanson à son discours. Après une petite introduction sur la tristesse des préjugés occidentaux envers les membres de la nation arabe, comme lui, il a dit : « Écoutez bien ça! » Sur quoi, le son de la musique s’est accentué et l’on a entendu :

« We share the same biology, regardless of ideology, believe me when I say to you, I hope the Russians love their children too ».

On a diminué l’intensité de la musique pour qu’elle reprenne sa place en fond de trame, et tout de suite Hamid a repris la parole, sans traduire ce couplet. « Les russes d’aujourd’hui, ce sont les arabes. Il faut combattre cette situation, sinon on n’y arrivera pas. Les conflits vont continuer. Il faut remplacer la méfiance par le respect mutuel. » Hamid était le seul qui ne faisait pas référence au concept d’individualisme conscient. Pour lui, c’était une question de tolérance et de communion. Le concept n’avait pas d’importance dans tout ça. Il traçait un portrait de la situation et présentait les conclusions qu’il fallait en tirer. Il indiquait la cible à atteindre sans vraiment indiquer la route à suivre pour s’y rendre. Ça me semblait un peu faible comme argumentation, mais il semble que c’était ce que la foule voulait entendre. C’était un vrai discours de politicien, avec plein de phrases punchs pour les nouvelles du soir. Hamid réussissait même à agrémenter son discours de jokes bien placées et pertinentes à son propos. On buvait ses paroles :

«La très grande majorité des musulmans et des arabes sont des gens pacifistes. On peut se demander alors pourquoi cette majorité laisse une minorité d’entre eux dicter leur agenda politique. Seuls les arabes entre eux peuvent contrôler leurs éléments les plus subversifs. Tant et aussi longtemps que les occidentaux ne respecteront et n’appuieront pas inconditionnellement cette majorité pacifiste, celle-ci demeurera en plan. Tant et aussi longtemps que les occidentaux voudront faire le ménage eux-mêmes dans la communauté arabe, les conflits perdureront. Les éléments pacifistes sont tellement choqués par l’arrogance des occidentaux qu’ils ne s’offusquent que très peu des gestes de violence perpétrés par sa communauté contre ceux-ci ; des gens comme vous, comme moi. Comment peut-on s’offusquer quand une face à claques reçoit une bonne baffe sur la gueule ? La communauté arabe est une grande nation, La communauté musulmane est une grande religion, aussi grande que les communautés et les religions occidentales, pas meilleure, pas pire non plus. Si on lui donne l’appui nécessaire; je parle ici d’appui moral, pas d’appui militaire, ni de dicter les actions en coulisse; de grandes choses pourront être accomplies par cette communauté, pour le bénéfice de l’ensemble des peuples du monde. »

Un peu plus tard, j’ai retenu aussi ce passage :

«On peut se demander, à distance, en voyant les attentats-suicides aux nouvelles du soir, si les arabes aiment vraiment leurs enfants. Est-ce que les arabes préfèrent détruire une vie occidentale, au détriment de leur propre vie ? Ça témoigne évidemment d’un sentiment d’impuissance, d’un grand désespoir. Mais il s’agit d’extrémisme, de fanatisme, poussés à outrance. Le fanatisme et l’extrémisme n’est pas l’apanage des arabes. Il n’y a qu’à penser à l’Inquisition chez les chrétiens. Par contre, en donnant à une société des valeurs de raison, en lui offrant de vastes possibilités, celle-ci en arrive à s’auto-réglementer contre ce genre de dérapage. Il n’y a pas à en douter, les arabes aiment leurs enfants. Mais un humain doit se sentir respecté avant de viser le bonheur, c’est la base du succès. »

Au bénéfice d’Hamid, il aurait pu utiliser quelques phrases anti-Bush faciles, mais il a su éviter ce genre de vulgarité à succès ; bien qu’il était évident qu’il visait en grande partie la politique interventionniste de Bush dans le monde arabe. Il n’a pas mentionné Israël non plus dans son discours, pas une seule fois, mais il était évident qu’il classait ce pays parmi les « communautés occidentales » arrogantes.

Pas mal tout le monde trippait. Hamid disait souvent à la fin de ses tirades : « Êtes-vous d’accord ? », et tout le monde répondait « Oui » d’une seule voix. C’était très impressionnant, j’en avais la chair de poule.

Suite à cette présentation très intense, Hamid a tout de suite enchaîné avec la mise en contexte finale. Je croyais que Sean allait faire ça, comme il me l’avait laissé entendre, mais il semblait naturel qu’Hamid poursuive sur cette lancée si bien amorcée. Est-ce que l’on avait adapté le programme sur le fly en considérant l’optimisation de la qualité du spectacle ? C’était fort possible, car j’avais vu Sean s’avancer un peu à la fin du discours d’Hamid et ensuite être abordé par d’autres, pour ensuite retourner un peu plus en arrière sans rouspéter. Si c’était le cas, rien n’y avait paru, Hamid avait enchaîné comme un pro.

Hamid a mentionné qu’il ne s’agissait ici que d’un début. Si on obtenait l’appui nécessaire, ce genre de rassemblement pacifiste allait être organisé dans d’autres villes. Qui sait où ça allait s’arrêter? Qui sait quel impact ça pouvait avoir sur nos décideurs? Il a aussi bien sûr répété qu’il ne s’agissait pas d’un mouvement de pensée dogmatique, il ne s’agissait pas d’une nouvelle religion ou d’une nouvelle secte, mais qu’il s’agissait de faire savoir au monde entier que les conflits interreligieux et interraciaux pouvaient être évités avec un peu de bonne volonté et que l’on avait pas a accepté ces tristes événements comme étant inévitables. On pouvait y faire quelque chose, il fallait y faire quelque chose. C’était super beau, mais en même temps un peu vide tout ça. En tout cas, mon concept ne faisait plus partie des conclusions du rassemblement. Je n’aurais eu qu’à m’impliquer davantage dans l’organisation du spectacle si j’avais voulu qu’il en soit autrement. Je n’étais pas tellement frustré de ce changement de cap. J’étais par contre un peu surpris que Sean l’accepte. Mais je n’avais pas le temps de penser à tout ça pour le moment. Déjà, Hamid invitait tout le monde à signer une pétition et à se diriger vers l’avant où une vingtaine de personnes attendaient les spectateurs pour leur faire signer ce document. Comme il n’y avait que des places debout devant la scène, on a pu facilement constituer environ 20 lignes d’attente devant chaque responsable des feuilles de pétition. Je n’en revenais pas de la discipline de la foule. À Québec, contrairement à Montréal, les gens ne se mettent jamais en ligne aux arrêts d’autobus par exemple. Mais là, ça s’était fait spontanément, sans conflit.

C’était un peu différent à l’arrière, dans les estrades, là où l’on se trouvait, M. Hastings et moi. J’ai fait signe à M. Hastings que je me dirigeais vers Sean. Heureusement, c’était un des responsables de feuilles de pétition, alors on ne pouvait pas le perdre de vue. Ça bousculait pas mal fort pour se rendre à l’escalier menant au plancher. Rien de violent, mais il fallait jouer du coude si on ne voulait pas y rester pour la soirée. Je plaignais les jeunes filles (et les gars aussi, ne soyons pas sexiste) de moins de 5’5’’, pris dans cette cohue. Comment faisaient-elles pour respirer? Comment faisaient-elles pour ne pas recevoir de coups de coude dans la face? J’étais pas loin du corridor de sortie, je me suis donc bien débrouillé et je me suis rapidement retrouvé en bas. Comme M. Hastings était plus loin d’une sortie et que je l’imaginais mal jouer du coude, je m’attendais à avoir une bonne longueur d’avance sur lui. Je fus donc surpris de le voir m’attendre au pied des escaliers qui me menaient au plancher, à l’avant de la scène. Je n’ai pas eu le temps de demander d’explication, il m’a pris par le bras et m’a demandé : est-ce qu’on passe devant tout ce monde-là pour se diriger vers Sean, on va créer une petite révolte?! J’avais ma petite idée.

J’ai dit à M. Hastings de me suivre de près et je me suis lancé. Quand on nous arrêtait, je disais que j’étais un des organisateurs du rassemblement. Il y avait toujours quelqu’un à proximité pour dire que c’était vrai, qu’on avait vu ma photo dans le Fil ou dans Le Soleil. Ça n’a pas été long que l’on s’est retrouvé à proximité de Sean. Il semblait heureux, aucun signe de craquement en vue. Quand Sean a vu son père, son visage s’est éclairé. Je lui ai dit que je prendrais le relais pour les signatures de pétition. À l’arrière, Hamid annonçait que des sandwichs étaient disponibles du côté gauche de la scène pour ceux qui avaient faim, et que du côté droit, on invitait les journalistes à rencontrer certains membres de l’organisation du rassemblement. Sur ce, il m’a salué brièvement, et il est venu taper sur l’épaule de Sean en lui demandant de se joindre à lui pour rencontrer les journalistes. M. Hastings n’a pas eu le choix de suivre. J’étais vraiment curieux et j’avais le goût de me joindre à eux. En plus, j’avais super faim et les signatures de cette pétition m’intéressaient plus ou moins. Encore une fois, ce document parlait de mettre fin aux conflits interreligieux et interraciaux, et pas du tout de mon concept. J’ai regardé dans ma ligne afin de trouver quelqu’un que je connaissais, pour prendre la relève, mais sans succès. À ce moment, un petit jeune, il ne devait pas avoir 20 ans, qui attendait patiemment son tour, en troisième position dans ma ligne, m’a demandé si je ne devais pas aller moi aussi rencontrer les journalistes étant donné que j’étais un des organisateurs du rassemblement. Je lui ai dit que oui, et je lui ai demandé s’il voulait bien me remplacer pour me permettre d’aller rejoindre les autres. J’ai vu que je venais de lui faire plaisir. Le temps de faire passer les deux personnes qui le précédaient et de signer moi-même la pétition, il était sur la scène et scandait « prochain » avec fierté.

J’ai retrouvé tout le monde sans trop de problème. Heureusement, il y avait aussi des sandwichs du côté des journalistes. Certains curieux ne s’étaient pas gênés pour s’ajouter aux organisateurs et aux journalistes. Ils espéraient sans doute que ces derniers allaient vouloir obtenir certains commentaires de la part des spectateurs présents. Je crois que leurs espoirs n’allaient sans doute pas être vains. Hamid était entouré de 4-5 journalistes, en plus d’être filmé par une caméra de télé. Sean avait une seule journaliste avec lui, c’était Mme Jolicoeur. J’ai pris quelques sandwichs et je suis allé les rejoindre. Elle m’a salué et a enchaîné avec une nouvelle question à Sean :

-Vous avez laissé beaucoup de place à Hamid Baggag, faisait-il partie des instigateurs du projet de rassemblement?

-Pas vraiment, mais il s’est rapidement joint au comité d’organisation et nous avons décidé de profiter de ses talents d’orateur. Même qu’il ne devait pas prendre autant de place, mais on a décidé qu’il ferait aussi la conclusion du rassemblement, tellement la foule semblait l’apprécier.

Ça confirmait ce que je pensais. Mme Jolicoeur ne semblait pas trop comprendre cependant.

-Que voulez-vous dire? Qui devait faire cette conclusion initialement?

-Initialement, c’est moi. Mais après la générale, le metteur en scène m’a suggéré que l’on se donne l’alternative que ce soit Hamid qui fasse la conclusion, si celui-ci réussissait à faire lever la foule. Il faut croire qu’il connait son métier, il avait anticipé que ce serait le cas.

-Et vous avez cédé votre place sans arrière-pensée?

-On se sacrifie pour le bien du rassemblement. La fin justifie les moyens. Ce n’est pas un spectacle de variété, où les présentateurs sont en vedette, c’est d’abord la suggestion du concept qu’il fallait véhiculer.

-En tout cas, M. Hastings, M. Baggag a quand même volé la vedette dans le cas de ce rassemblement. Je crois qu’il a éclipsé de beaucoup la suggestion du concept. Regardez par vous-mêmes!

Mme Jolicoeur lui a montré l’intérêt que les médias portaient à Hamid juste à côté de nous Je ne crois pas qu’elle voulait lancer une polémique par ses commentaires, elle disait ça naïvement, car c’était une évidence pour elle. Pas pour Sean cependant, qui semblait avoir tout juste réalisé quelque chose, il est devenu tout pâle, et son père lui a mis la main sur l’épaule, le sentant un peu chancelant. Sur ce, j’ai voulu prendre la relève de Sean pour la suite de l’entrevue, afin que son malaise passe inaperçu. Je ne savais pas trop quoi dire pour m’insérer dans la conversation.

-Vous savez, souvent le médium c’est le message. C’est une des raisons pour lesquelles je n’ai moi-même pas participé au spectacle du rassemblement. Il faut utiliser les personnes les plus aptes à bien faire passer le message.

-Vous auriez pu faire tout aussi bien que la grande majorité des présentateurs présents. Seul M. Baggag se démarquait vraiment du groupe. Ne serait-ce pas plutôt vos préoccupations par rapport au moyen de véhiculer votre message, qui vous ont retenu d’être un participant actif dans ce spectacle?

Sur quoi, Sean est devenu encore plus pâle. J’ai vu son père du coin de l’œil l’amener vers la sortie. J’irais les rejoindre aussitôt que possible. Mme Jolicoeur semblait avoir pris du coffre depuis qu’elle avait été publiée dans Le Soleil. On était loin des questions de complaisance pour mousser l’université Laval et ses étudiants.

-Aussi oui, en effet, mais je ne vois pas ce que ma présence aurait pu changer dans l’événement.

-Reste, M. Lahaie, que votre crainte s’est peut-être en partie matérialisée, on ne retiendra pas grand-chose de votre concept suite à ce rassemblement.

-C’est possible, mais ce rassemblement n’a tout de même pas été vain. Parler de mettre fin aux conflits religieux et raciaux, devant 2000 personnes, c’est toujours positif. De plus, regardez ces gens signer la pétition avec enthousiasme. On devrait recueillir plus de 1000 signatures de cette façon. C’est quand même pas rien.

-Mais pour la suite des choses, qu’allez-vous faire? Il est évident que le prochain rassemblement n’évoluera pas dans le sens que Sean et toi espériez. Allez-vous continuer d’y participer? Est-ce que le commanditaire, le père de Sean si je ne m’abuse, va continuer de s’associer à ces rassemblement?

Elle laissait tomber les MM. Lahaie et Hastings, elle devenait familière la journaliste! Elle commençait même à être un peu trop familière à mon goût!

-On verra tout ça madame Jolicoeur (en soulignant le madame)! Vous serez la première informée de nos plans d’avenir. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…

Je suis allé rejoindre Sean et son père de ce pas. De toute façon, je ne crois pas que d’autres journalistes voulaient me parler. Ils n’en avaient que pour Hamid le magnifique. J’étais quand même fier de ma petite phrase de sortie : « maintenant, si vous voulez bien m’excuser ». C’était comme si j’étais le premier ministre en conférence de presse.

Sean était assis à l’extérieur du PEPS, à l’écart, et il semblait pleurer. Son père, agenouillé devant lui, semblait essayer de le consoler.

Quand je suis arrivé près d’eux, j’entendais Sean qui chialait doucement : « Ils ont travesti le rassemblement, ce n’est pas ce que je voulais, j’ai perdu mon temps, j’ai perdu mon temps, c’était une grosse coquille vide, je ne suis capable de ne rien faire de bon. » Et il se répétait sans arrêt. Il n’écoutait pas du tout ce que son père avait à lui dire. On peut dire qu’il venait de craquer, comme prévu. J’ai demandé si je pouvais aller chercher de l’eau ou des sandwichs, que peut être ça allait aider Sean à reprendre ses esprits, il devait avoir eu une faiblesse. Le père de Sean n’a même pas répondu à ça. Il m’a dit d’aller chercher notre véhicule et de venir les rejoindre pour les emmener à l’appartement de Sean.

On s’est rendu chez Sean. J’ai demandé à M. Hastings où il allait coucher puisque Sean n’a qu’un lit. Il a dit qu’il allait se débrouiller. Je crois qu’il était pressé de se retrouver seul avec Sean. Une nuit sur le divan ne semblait pas lui faire peur. Je lui ai dit de ne pas hésiter à venir me voir s’il avait besoin d’aide. Il m’a dit que ça devrait aller, mais il me demandait de rester disponible demain matin pour aller reconduire Sean aux urgences, si celui-ci n’allait pas mieux. Comment ça les urgences que je me suis dit! Y fallait pas capoter tout de même!

Si tous les gens tristes qui ont une petite crise de nerfs devaient se rendre aux urgences, notre système de santé serait encore plus mal en point qu’il ne l’est déjà. En plus, j’avais rendez-vous avec Catherine à 14h00, alors pas question d’être pris des heures aux urgences engorgées. Dans les circonstances, il s’agissait d’une pensée très égoïste, mais je n’y peux rien!

Sean était à la limite de ne plus être fonctionnel. Il interagissait minimalement avec nous et il faisait ce qu’il avait à faire pour se rendre d’un point à l’autre, mais c’était à peu près tout. Il nous a dit qu’il était très fatigué et qu’il allait se coucher.