Chapitre 3. 27 mai 2006

Sean est venu me voir le surlendemain matin. Il n’était pas invité, mais je n’avais pas la force de le renvoyer. Je ne devais pas être beau à voir! Je n’avais pas beaucoup dormi ces derniers temps. En tout cas, Sean, lui, il pétait le feu!

Il s’est au moins rendu compte que j’avais l’air déprimé. Il m’a dit que je n’avais pas bonne mine. Mais il n’a pas eu le temps de s’arrêter à mon cas, il avait trop de choses à me dire, il ne voulait pas que je dégonfle sa balloune. Son bonheur n’allait pas être altéré par mes malheurs. Sans attendre que je lui explique les causes de ma mine actuelle, il m’a inondé d’un flux de paroles incroyable. Je suis bon en anglais, mais j’avais quand même de la difficulté à suivre. J’aurais peut-être eu de la difficulté en français tellement le débit était impressionnant. C’était d’autant plus traumatisant que Sean a l’habitude de parler très calmement, en prononçant bien chaque mot, à la manière britannique plutôt qu’australienne.

-Jeff, c’est vraiment incroyable la réaction à notre initiative! Tu sais, on a décidé d’appeler ça une initiative plutôt qu’un mouvement, ça fait moins péjoratif, plus constructif. L’initiative pour la communauté interreligieuse en fait, qu’en penses-tu? En tout cas, ça pogne en masse! J’ai jamais vu ça! J’ai l’impression d’être une vedette de rock! J’en ai parlé à mes parents, qui en ont parlé à notre curé de paroisse. Il veut faire son sermon là-dessus demain. Il m’a appelé pour en discuter. J’ai failli le mettre en contact avec toi. Il me dit que cette initiative peut aller loin! Il peut utiliser son réseau de contacts en Australie et en Angleterre pour faire cheminer l’idée rapidement. Il est encore plus enthousiaste que moi…

Ça m’étonnerait, en fait d’enthousiasme, Sean était à la limite de l’hyperventilation. D’ailleurs je me demandais un peu comment il faisait pour respirer. Allait-il arrêter son élan verbal à un moment donné pour prendre son souffle? Pas à ce moment là en tout cas!

-…écoute bien ça Jeff, même les employés de la construction que Red (en fait, son vrai prénom est Kyle) a rencontré embarquent. Pas tous évidemment, mais la plupart nous encouragent et veulent participer. Une minorité se limite à suivre avec intérêt, et aucun ne réagit négativement à l’initiative. Le timing semble bon, le monde à envie d’entendre parler de ça. Je le savais! On a maintenant un mini-comité de soutien à l’initiative fait d’anglicans, de catholiques, d’athées, d’un juif, d’un musulman; Hamid s’est joint à nous, tu imagines, Hamid, c’est presque pas croyable; il y a aussi des haïtiens et des asiatiques qu’Anne et Kate (l’une des deux étant peut-être la petite brune cute à lunettes) sont en train de convaincre!…

-En tout cas, ne t’attends pas à recruter des témoins de Jéhovah, dis-je, me rappelant que tout avait commencé par une rencontre avec Gorgeous George. En disant ça, je tentais de détendre mon atmosphère, et de donner à Sean l’occasion de respirer, avant de devenir bleu. J’avoue quand même que l’euphorie de Sean était presque contagieuse. J’étais pris d’un mélange de goût de rire, de dépassement total, de désir de succès pour l’initiative; autant que de désir de me réveiller de ce cauchemar m’ayant mis en période de break conjugal. J’ai presque pas eu le temps de finir ma petite phrase, Sean a enchaîné sans vraiment m’écouter.

-Ça va vraiment vite, tout ça en moins d’une semaine! C’est capotant (Sean a utilisé un meilleur terme que ça, mais je n’arrive pas à m’en souvenir)! M. Skinner, notre prêtre anglican de Québec, va aussi faire des messes spéciales demain, des messes interreligieuses, avec notre initiative comme thème. J’aimerais vraiment que tu viennes! Il y aura deux cérémonies, une à 9 heures, l’autre en après-midi à 15 heures. Tous les amis que tu as rencontrés ici l’autre jour y seront. En plus des autres membres du mini-comité de soutien dont je t’ai parlé. Tu connais Hamid, André, Stéphanie…

-Stéphanie? T’es pas sérieux, Stéphanie est là-dedans?

-Oui, même qu’elle est probablement là-dedans, comme tu dis, parce que tu y es aussi. Ça l’a impressionnée de savoir qu’un athée un peu frivole comme toi se préoccupait de ce genre de question… en plus, je pense qu’elle a un faible pour toi!…

-Quoi? Je suis là-dedans moi aussi?! C’est ce que tu dis quand tu présentes ton initiative?

-Tu étais là quand j’en ai parlé à Stéphanie et au groupe du lab, tu sais très bien comment je présente les choses! De toute façon, c’est vrai, tu es associé de très, très près à cette initiative, que tu le veuilles ou non. Tu en es même l’instigateur!

-L’instigateur de l’initiative, c’est toi. Moi, je ne suis que l’instigateur de l’idée qui t’a tant stimulé.

-OK, ta manière de présenter les choses a l’avantage d’être claire. De toute façon, pour moi l’initiative et l’idée ne font qu’un.

-Pas pour moi, pour moi l’idée existait depuis longtemps et ne dérangeait personne. C’est toi qui as créé ce monstre!

-Jeff, tu dormais sur une mine d’or! Ne soit pas si égoïste. Rends-toi compte du bien que tu peux faire avec cette idée!

-Peut-être, mais un engouement de groupe va sûrement créer des réactions de groupes opposés. Je ne veux pas ça, je veux que ça se passe au niveau individuel!

-Moi aussi Jeff, moi aussi, mais pour que ça passe, il faut en parler. Même que j’ai réservé le PEPS pour le samedi avant la St-Jean-Baptiste – après, les vacances se mettront sérieusement en branle - pour que l’on en parle vraiment! Il reste trois semaines pour organiser ça et remplir le plancher du stade couvert. Je suis certain que ça va marcher. Une journaliste du journal de l’université en a entendu parler et elle veut nous voir pour une entrevue. Elle va faire un article là-dessus. Ça va nous aider énormément!

-Tu parles du journal Au fil des événements? La journaliste veut nous interviewer?

-C’est en plein ça! Serais-tu disponible lundi prochain en avant-midi? Comme ça, je pourrai lui parler des réactions aux messes de Sydney et d’ici, à Québec, ayant traité du sujet. Je pourrais parler de l’initiative en marche, tu pourrais traiter du concept derrière cette initiative.

-Est-ce que je pourrais me détacher de cette initiative qui me semble malsaine?

-Qu’est-ce que tu racontes Jeff? L’initiative n’est certainement pas malsaine. On vise la paix interreligieuse. Tu peux certainement dire que tu te questionnes sur la meilleure façon de partager le concept. Tu peux dire que tu nous trouves trop agressif, trop semblable à un mouvement. Que ça pourrait provoquer des réactions négatives de la part de mouvements existants, se sentant menacés par notre initiative. Tu peux émettre tes réserves, ça démontrera que l’initiative n’est pas dogmatique, mais STP ne va pas démolir celle-ci! Si c’est ça que tu veux faire, on va oublier l’entrevue!

-C’est ça, et tu prendras tout le mérite du concept pour toi!

Cette réplique m’a surpris moi-même. Qu’est-ce que j’en avais à faire d’obtenir le mérite du concept ou pas? Si j’étais si certain que l’initiative était vouée à l’échec, j’aurais dû tout faire pour m’en dissocier. Le problème était que je n’en étais pas certain du tout. Le problème, c’était aussi que j’ai toujours secrètement souhaité être interviewé. Voir mon nom dans le journal ou dans tout autre média; de manière positive évidemment.

On a beau dire, mais de nos jours, la vraie valorisation de l’humain passe par les médias. Ça vient peut-être de mon éducation? Ceux qui réussissent font parler d’eux à la télé! Est-ce que j’allais rater ma chance de me faire voir? Peut-être que le cirque de Sean n’était qu’une opportunité de me faire découvrir?… Je sais, tout ça semble loufoque avec un peu de recul, mais c’est là, intensément en moi!

-Jeff, ce que je souhaite, c’est que tu parles à la journaliste. Cependant, je ne veux pas que tu te lances dans une vendetta. De toute façon, pourquoi te lancerais-tu dans une vendetta? Qu’est-ce que j’ai fait de mal dans tout ça? Je sais que tu es un peu inconfortable avec l’initiative, mais tu es quand même dans le coup! On te consulte, on considère ton point de vue. Y a-t-il eu un revirement qui m’échappe?

-Non, non, c’est juste ton exubérance qui me fait un peu peur. Un peu plus et je vois un preacher en toi!

-Jeff, tu me connais assez pour ne pas t’inquiéter à ce sujet j’espère. Il y a peut-être autre chose? Je te le dis, tu n’as vraiment pas bonne mine!

-C’est Catherine qui m’a annoncé, jeudi, que l’on était en période de break. C’est ton initiative qui a causé tout ça tu sais!

-OK, je comprends, tu me rends responsable de tes difficultés de couple! Écoute, ton couple te regarde, je n’ai rien à voir là-dedans. Si elle profite de l’initiative, une bonne nouvelle en soi, pour t’annoncer de mauvaises nouvelles, c’est qu’il y avait probablement un malaise ailleurs dans votre couple. Je suis désolé pour toi et Catherine, mais ne me mêle pas à ça STP, ne mêle pas l’initiative à ça non plus! De toute façon, il ne s’agit que d’un break non? Tout n’est pas perdu, que l’initiative progresse ou pas.

-Tu ne comprends évidemment pas tout de la situation dans laquelle je suis plongé et je n’ai pas l’intention de te l’expliquer. Tu as raison par contre, je n’ai pas à vous traiter en ennemis. Si tu me laisses l’occasion d’émettre certaines inquiétudes par rapport à votre initiative, je veux bien faire l’entrevue avec la journaliste lundi matin prochain.

-Super! Elle devrait passer ici vers 11 heures. Elle vient me voir à 10 heures et passe te voir tout de suite après. Elle s’appelle Jolicoeur, France Jolicoeur si je ne me trompe pas. Je vais lui dire comment se rendre ici, tu n’as à t’occuper de rien! Ça te va?

-Oui, ça m’a l’air correct. Ce n’est que le Fil des événements en juin après tout. On verra bien ce que ça va donner! Quand est-ce que ça va être publié?

-Si j’ai bien compris, ce sera dans l’édition de juin, qui sort au début du mois. Le timing est parfait pour la rencontre du PEPS!

-Il n’y a quand même que les étudiants gradués et les étudiants d’été sur le campus!

-Il y a les profs aussi, le personnel de soutien, le personnel administratif et les conjoints de tout ce monde-là! En plus, tout le monde est plus relaxe à ce temps-ci de l’année, ils sont plus ouverts à ce genre d’initiative. Ils souhaitent manifester, faire leur part pour améliorer le monde. Ils sont moins préoccupés par leur prochain examen. Je suis certain que ça va marcher!

-Je te le souhaite Sean!

Ce n’était pas tout à fait vrai, mais des fois, y vaut mieux faire du small talk si on veut passer à autre chose.

-Et demain, qu’est-ce que tu penses de mon invitation de te joindre à nous pendant la célébration à notre église anglicane?

-Demain matin, je crois que je vais dormir. J’ai du sommeil à rattraper. Ils annoncent du mauvais temps. Je crois que je vais dormir toute la journée!

-Comme tu veux, mais tu serais beaucoup mieux outillé pour l’entrevue de lundi si tu venais à notre cérémonie! Penses-y bien!

-Sean, la dernière, et la seule fois d’ailleurs, où je suis allé voir comment ça se passait lors de vos cérémonies, je t’ai dit que j’y allais simplement comme observateur curieux. Malgré ça, tu en as profité pour me mettre en contact avec le prêtre, afin que celui-ci me convertisse. Je n’ai pas de très bon souvenir de votre gang!

-C’est différent cette fois-ci Jeff! C’est une cérémonie quasi-laïque. Le message va porter essentiellement sur l’initiative, sur ton concept en fait.

-Tu me raconteras ça. Je ne crois pas du tout que j’ai besoin d’être là.

J’étais las de toute cette conversation post-insomnie. La tête me buzzait. J’avais juste hâte que Sean s’en aille. Il l’a compris assez rapidement. Il m’a dit qu’il avait plein de choses à faire en préparation du rassemblement du PEPS : les arrangements finaux, les annonces, les réservations de matériel, il devait donc y aller sans tarder.

-À lundi lui ai-je dit!

-Non non, m’a-t-il répondu. La journaliste viendra seule, je ne veux pas influencer votre entrevue.

-OK, c’est aussi bien comme ça.

******

J’ai profité de l’après-midi pour me remettre à jour sur les résultats sportifs. Cette activité, pas trop demandante au niveau intellectuel, était quand même à la limite des capacités de ma tête souffrante. Les Canadiens étaient déjà éliminés des séries éliminatoires de hockey, mais je continuais de m’intéresser aux autres équipes. Il y avait aussi les séries éliminatoires au basket-ball, le tennis, les Grands Prix de Formule 1, l’athlétisme. Je savais que j’avais atteint le fond de l’ennui quand je me rendais jusqu’à lire les statistiques de baseball. Toutes ces données sportives ont saturé mon cerveau fragile et m’ont permis de m’endormir aisément, oubliant mes aventures. Je me suis réveillé tard le lendemain, avec la seule envie de voir si Catherine m’avait envoyé son courriel. J’ai reçu le tout à 14h30.

Je l’insère intégralement dans le prochain chapitre.

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