Chapitre 5. 29 mai 2006

La journaliste est finalement arrivée à 11h35. J’étais à la veille d’appeler chez Sean. Elle s’est excusée de son retard en me disant à quel point elle était intéressée par le sujet, ce qui l’avait amenée à poser plus de questions que prévu à Sean.

Elle s’appelait effectivement France Jolicoeur. Elle était employée à temps plein au journal Le fil des événements, bien qu’elle faisait aussi de la pige ailleurs. Quand l’occasion se présentait, m’a-t-elle expliqué. Elle devait avoir pas loin de 30 ans. Elle semblait professionnelle et motivée par son travail. Elle avait un enregistreur miniature, ainsi qu’un cahier de notes. Après s’être confortablement installée, elle m’a dit qu’elle n’avait besoin de rien et m’a expliqué la démarche qu’elle allait suivre dans le but de rédiger son article. Elle m’a dit que son intérêt était davantage de souligner l’initiative étudiante gratuite, sans recherche d’avantage personnel, plutôt que de parler du concept derrière l’initiative. Elle voulait aussi souligner l’étroite collaboration entre l’étudiant visiteur et l’étudiant résident du couple Sean / Jean-François. Elle m’a dit par contre que, suite à sa discussion avec Sean, le concept l’intéressait davantage et qu’elle tenterait de bien l’expliquer dans l’article, sans en faire le nœud de son texte. Elle m’a dit qu’elle croyait maintenant être peut-être en mesure de faire aboutir cet article en première page du journal, souhaitant du même coup que d’autres événements d’actualité ne se présentent pas à la dernière minute, pour lui voler sa position-vedette. Elle semblait persuadée que l’article allait être publié vers la fin de la prochaine semaine. Un photographe allait passer d’ici quelques minutes (vers midi) pour prendre une photo de moi qui allait accompagner l’article, avec une photo de Sean, et une autre du PEPS, où se tiendra le prochain rassemblement.

Elle m’a expliqué ce que Sean lui avait raconté. Rien de bien nouveau dans ce cas, c’était une répétition du discours que j’avais déjà entendu, avec l’ajout d’éléments démontrant l’engouement que créait maintenant cette initiative. Sean lui avait mentionné que le concept était de moi, alors c’est à ce sujet qu’elle a lancé sa série de questions. J’ai répondu poliment, mais brièvement, en tentant de l’attirer vers les risques que pouvait prendre cette initiative. Il s’agissait d’un terrain glissant, où la volonté de trouver un terrain neutre et rationnel pouvait soulever les mêmes passions belliqueuses que l’on tentait de dénoncer. Elle ne voulait vraiment pas aller dans cette direction, mais j’ai assez insisté pour qu’elle n’ait pas le choix.

-Vous semblez très préoccupé par les réactions que pourraient susciter ce rassemblement, M. Lahaie. Est-ce que vous désirez démontrer que votre initiative n’est pas teintée de naïveté? Que vous êtes conscient d’aborder un sujet brûlant, mais que son importance vous incite à aller de l’avant malgré tout?

Elle semblait vouloir à tout prix trouver une interprétation positive à mes réticences. Pour l’objectivité journalistique, on repassera…

-Je ne crois pas que cette façon de présenter les choses soit juste, Mme Jolicoeur. Il s’agit plutôt de se questionner à savoir si la démarche de créer un rassemblement est la bonne afin d’aider à propager ce message. Le message se veut une suggestion de responsabilisation individuelle, dans le respect des autres. Une démarche individuelle, par le bouche-à-oreille par exemple, serait peut-être plus appropriée, plutôt que d’utiliser les outils pouvant mener au dogmatisme, ou à la perception de dogmatisme, que nous dénonçons.

-Mais le bouche-à-oreille serait beaucoup moins efficace pour votre cause. On pourrait d’ailleurs se retrouver avec une situation de téléphone arabe où le message se déforme au fur et à mesure de sa transmission.

-Ce qui me semblerait parfaitement acceptable dans ce cas. Le message se doit de se transformer au fur-et-à-mesure de sa transmission pour s’adapter aux individus et à leur réalité.

-Comment s’assurer que vous atteindrez vos objectifs dans ce cas?

-Il s’agit d’une suggestion, pas d’une cause avec des objectifs précis…

C’est à ce moment qu’on a sonné à la porte. Dommage, je crois que j’étais lancé dans une envolée orale qui aurait pu mener à quelque chose d’intéressant. C’était le photographe, bien entendu! Il n’a pas trouvé l’éclairage souhaité dans mon demi-sous-sol. Il a fallu aller prendre la photo à l’extérieur, dans le jardin de la propriétaire. Il a dû se contenter d’un sourire constipé de ma part, c’est tout ce que je sais faire quand je pose pour la caméra. Quand ce fut enfin fini, ma journaliste m’a dit qu’elle avait faim et qu’elle m’invitait au restaurant pour la suite de l’entrevue. Pourquoi pas, un lunch gratuit ne se refuse pas. De plus, je n’avais pas grand-chose dans le frigo. Évidemment, le restaurant allait peut-être restreindre un peu les envolées orales, mais ça ne me semblait pas une contrainte importante. Elle a choisi un restaurant végétarien, étant elle-même végétarienne. Ce n’aurait certainement pas été mon premier choix, mais il y avait moyen de trouver de bonnes choses à ce restaurant que je connaissais; et de plus, à cheval donné, on ne regarde pas la bride.

Elle n’a pas perdu de temps, et aussitôt assise, elle m’a lancé une première question. Je crois bien qu’elle avait eu le temps de se préparer pendant que je vivais le supplice du photographe.

-Le manque d’unanimité que vous me révéliez par rapport à la rencontre du PEPS n’est-il pas représentatif de l’ensemble de votre initiative? Un mouvement démocratique, non-dogmatique, arc-en-ciel!

Wow, je l’avais pas vue venir, celle-là!

-Peut-être bien. C’est vrai que le comité qui met en place le rassemblement est très diversifié. Notre point commun est la recherche d’un point commun semble-t-il.

Je savais pas trop quoi dire. Je brodais afin de ne pas avoir l’air trop épais.

-Parlons effectivement de cette diversité si intéressante…

Et blablabla… elle venait de réussir à me faire perdre le fil de mes revendications anti-rassemblements. Après ça, je me suis contenté de répondre à ses questions cléricales, sans jamais vraiment revenir sur le message que j’avais l’intention de faire passer. À accomplir simultanément les tâches de manger et de répondre aux questions posées, mon cerveau était saturé et n’avait pas la force de reprendre le contrôle de la conversation. Je payais le prix pour ma gourmandise, j’aurais pu me contenter d’une soupe, comme la madame. Mais non, au lieu de ça je me permettais une salade, une lasagne et un dessert. Je déployais des efforts importants pour me rendre au prochain service, tout en ne faisant pas trop attendre cette journaliste après ses courtes questions. On a parlé beaucoup de Sean et de moi, de la manière dont nous nous sommes connus, de la raison de sa présence à Québec, de notre relation d’amitié. On a aussi parlé de l’historique ayant mené à cette initiative, et maintenant à l’organisation de ce rassemblement; toutes des choses assez insignifiantes d’après moi.

Finalement, l’idée d’une entrevue au restaurant n’était pas si bonne que ça. Mon manque d’expérience en tant qu’interviewé m’a mal servi. Je ne referai plus cette erreur si j’ai un jour une autre fois le bonheur de faire une entrevue. J’espérais quand même avoir suffisamment parlé de mes inquiétudes pour que ça ressorte d’une certaine façon dans l’article à venir.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Merci pour votre commentaire!