Chapitre 5. 16 juin 2006

Tout avait été organisé pour l’arrivée du père de Sean. J’avais récupéré le véhicule que celui-ci avait loué à partir d’Australie. J’étais vraiment surpris de pouvoir aller chercher un véhicule dont la location était payée, et la responsabilité assurée, par quelqu’un d’autre. Mais ça a l’air que ça se fait moyennant la présentation de quelques pièces d’identité.

Je dis véhicule, car il s’agit d’un gros 4x4 Jeep complètement démesuré pour nos routes. J’imagine que le père de Sean s’imagine l’Amérique comme un territoire en cours de colonisation, avec des routes de terre en ville. Ce serait quand même surprenant puisque l’Australie est un territoire beaucoup plus jeune, colonisateur caucasien parlant, que le Québec. De toute façon, j’étais un peu gêné de me promener avec ce mastodonte. J’avais peur que l’on me reconnaisse et qu’on me traite de pollueur. Je voulais expliquer ma situation aux passants qui me regardaient avec un air antipathique, à tout le moins dans mon imagination, à tous les coins de rue. C’était très confortable cette bête. J’étais par contre très insécurisé par sa conduite. Je n’étais pas du tout habitué à conduire quelque chose d’aussi gros, à part le tracteur dans les champs chez mon père, et j’avais très peur d’accrocher quelque chose.

Je me suis rendu à l’aéroport une heure avant l’arrivée prévue du vol de M. Hastings à partir de Montréal. Il allait être brûlé, il avait fait Sydney-Honolulu, Honolulu-Toronto, Toronto-Montréal et Montréal-Québec. J’aurais dû m’emmener quelque chose à lire. Il n’y a jamais beaucoup d’action à l’aéroport de Québec. En plus, le vol de M. Hastings est arrivé avec une demi-heure de retard, malgré le beau temps. C’était à peu près normal, les vols Montréal-Québec sont presque toujours en retard.

Après l’attente du débarquement et des valises, j’ai récupéré M. Hastings, presque aussi tanné et fatigué que lui. Non, j’exagère, disons que ça me permettait d’apprécier davantage son niveau de fatigue.

M. Hastings a semblé m’avoir reconnu sans trop de problème. Il avait l’air plus soulagé d’être enfin arrivé qu’autre chose. Il était vraiment surpris par le type d’appareil qu’il avait dû prendre entre Montréal et Québec et le fait que l’hôte de l’air (c’était un gars) avait de la misère à parler anglais. Il m’a tout de suite demandé si la région de Québec était vraiment une agglomération de 500 000 personnes comme il l’avait lu. Je lui ai dit que oui. Je comprenais par contre l’allusion par rapport au vol de brousse qu’il avait pris. Je lui ai dit que ça s’expliquait par le fait que beaucoup de monde préférait conduire jusqu’à Montréal, pour prendre un vol plus direct à partir de là. Il semblait trouver les québécois complètement fous.

Je lui ai dit que j’allais le raccompagner à son hôtel pour qu’il prenne un peu de repos. Il m’a dit OK pour l’hôtel, mais non au repos. Il avait à me parler qu’il m’a dit. OK, je n’avais rien d’autre à faire.

Ce dont il voulait me parler, c’était de Sean. Pas du rassemblement qu’il subventionnait généreusement, mais de Sean et de son bien-être. Il n’en revenait pas de la décision de Maria et s’inquiétait beaucoup pour son fils. Il m’a dit que Mme Hastings serait également venue si elle n’avait pas été malade (je crois qu’elle se battait contre un cancer, mais un cancer dont on peut se remettre, du style Hodgkin). Je m’étonnais de ce support assez exceptionnel.

Il faut dire que Sean est fils unique, et l’héritier de la famille Hastings. Je crois que son père possède une entreprise d’import/export à Sydney.

Je ne voyais pas très bien Sean s’occuper de ça avec un doc en physique et un certificat en théologie.

M. Hastings m’a expliqué toute l’histoire. Maria est allée les voir avant d’annoncer la nouvelle à Sean. Elle s’était rendu compte qu’elle n’était pas prête à s’engager tout de suite avec Sean. Elle se sentait étouffée par les plans de mariage et d’enfants des deux familles, autant la sienne que celle de Sean. Elle aurait aimé avoir plus de temps pour vivre sa jeunesse avant de devenir une jeune mère de famille. Elle aimait bien Sean, elle était consciente que c’était « un bon parti », mais elle ne croyait plus qu’elle l’aimait comme il se devait, d’un amour intense. Elle l’aimait presque plutôt comme un frère (j’espère qu’elle a pas dit ça à Sean, c’est vraiment la pire chose à se faire dire par une fille qui nous quitte; j’imagine en tout cas). Elle savait tout cela deux mois avant que Sean ne quitte pour Québec, mais elle n’avait pas voulu lui dire pendant ses préparatifs de voyage, ni avant son départ. Elle appréciait quand même la compagnie de Sean et se disait qu’il n’y avait pas d’urgence. Par contre, depuis le départ de Sean, elle en devenait malade, physiquement, réellement. Elle n’avait plus les avantages des petites sorties plaisantes avec Sean, juste les désavantages de recevoir des lettres et des téléphones pleins de plans de mariage et de questions sur la famille à fonder. Quand elle tentait de ralentir ses ardeurs, il ne l’écoutait pas. Avant chaque coup de téléphone de Sean, elle vomissait sans arrêt et son état de santé général devenait critique. Elle qui était déjà très mince se retrouvait rachitique. Elle avait demandé conseil à sa famille et au révérend de sa paroisse qui étaient tous d’accord. Il fallait qu’elle annonce la mauvaise nouvelle de leur rupture à Sean sans attendre son retour, aussitôt que possible. On suggérait qu’elle consulte les parents de Sean pour savoir comment lui annoncer la nouvelle. C’est ce qu’elle avait fait. Elle les avait rencontré toute seule. Il était évident qu’elle disait la vérité et qu’elle regrettait terriblement la situation. Elle ne voulait pas faire de mal à Sean, mais voulait arrêter de se faire du mal à elle-même. Elle avait très peur de la réaction des parents de Sean. M. Hastings m’a dit qu’il ne pouvait pas en vouloir à la pauvre fille, sauf pour son manque de jugement ayant retardé l’annonce de cette rupture. Il m’a dit qu’il l’aidait encore à s’en remettre en insistant auprès d’elle que lui et Mme Hastings ne lui en voulaient pas. Par contre, l’annonce à Sean s’était très mal passée. Sean semblait lui en vouloir énormément. Lors de l’annonce, Maria était à la maison des Hastings et les parents de Sean conseillaient Maria, tout en se préparant à intervenir au besoin; ce qu’ils ne souhaitaient pas, et ce qu’ils n’anticipaient pas, connaissant la maturité de leur fils. Ils se trompaient.

Sean avait rapidement monté le ton. Son père l’entendait briser des éléments de son ameublement à distance. Il a réussi à garder Sean en ligne pendant sa crise, ce qui a peut-être su lui éviter le pire. Je n’avais rien entendu de tout ça, je devais être absent au moment où ça s’est produit. M. Hastings avait été extrêmement inquiet. Il devait s’occuper de Maria qui était en lambeaux après la réaction de Sean, mais se sentait coupable de ne pas s’occuper d’abord de son fils. Sean n’a plus jamais parlé à Maria depuis cet épisode. De plus, il n’a plus jamais parlé à ses parents de cette rupture, il refusait le sujet et demandait à parler d’autre chose à chaque fois que ses parents voulaient aborder la question. Tout ce qu’ils avaient réussi à savoir, c’est qu’il en avait parlé à son révérend de Québec et que, selon lui, tout allait bien. Son révérend de Sydney avait même essayé de lui parler, sans succès. Depuis quelque temps, il ne parlait plus que du rassemblement et de ce nouveau concept, venant de moi, qu’il avait adapté. M. Hastings avait suggéré à Sean de parler de sa situation à des jeunes de son âge, moi par exemple, mais s’était fait dire que c’était une idée ridicule.

M. Hastings me demandait donc comment se portait Sean, comment il se comportait, et s’il m’avait enfin parlé de tout ça. Je lui ai dit la vérité, bien que j’en avais un peu honte. Je n’avais absolument rien remarqué sur le coup. Sean me semblait même plus dynamique que d’habitude, plutôt que le contraire. Il n’avait pas du tout l’air d’un gars qui ne mange ou ne dort pas. Il avait l’air en forme. Je n’avais appris la nouvelle de la rupture que la semaine dernière et Sean m’en avait parlé de manière détachée, comme s’il s’en était déjà remis et que ce n’était pas si grave que ça. Je n’avais pas insisté pour en savoir plus. M. Hastings m’a demandé si Sean avait d’autres ami(e)s proches à Québec à part moi (je n’étais pas si proche que ça!). Je suis à peu près certain que Sean n’en aurait pas parlé aux autres membres du lab. À part de ça, à moins que Sean ait une vie cachée, ce qui me surprendrait, ses ami(e)s se limitaient à sa communauté anglicane. M. Hastings m’a demandé si je pouvais agir comme chauffeur pour lui. Il n’avait jamais conduit du côté gauche, ne connaissait pas la ville et était décontenancé par l’affichage français. J’ai accepté, bien sûr. Il m’a demandé de le conduire tout de suite chez le révérend de Sean à Québec. J’ai demandé à M. Hastings s’il ne préférerait pas prendre du repos. Il n’était pas content que je lui demande ça. Pour lui, il s’agissait d’une urgence et il était déçu que je ne comprenne pas. On était quand même vendredi soir. Je n’avais pas le numéro de téléphone du révérend. Je savais par contre où se situait son presbytère. Mais je ne pouvais certainement pas garantir qu’il serait présent. Ça n’allait pas arrêter M. Hastings. Il m’a demandé 15 minutes pour prendre sa douche et appeler sa femme avant notre départ. J’étais certain qu’il allait en prendre le double, mais après moins de 15 minutes, il était de retour et me demandait de m’activer.

Heureusement, le révérend était là. M. Hastings m’a demandé d’assister à la conversation, je ne sais pas trop bien pourquoi. Le révérend a confirmé que Sean lui avait parlé de la rupture, et que d’après lui, il était le seul à qui il en avait parlé en détail. D’après lui, Sean n’était pas en détresse, il s’en remettait à Dieu. Il regrettait ses actes de violence insensés suite à l’annonce. Par contre, d’après le révérend, il était soulagé que les choses soient terminées avec Maria, car il réalisait maintenant que ce n’était pas la femme de sa vie. Il pouvait espérer mieux que cette jeune fille, charmante, mais un peu frivole. Le père de Sean n’achetait pas ce scénario. Il a demandé au révérend s’il savait que Sean refusait de parler à Maria depuis l’annonce de rupture qu’elle lui avait faite. Le révérend a dit qu’il avait suggéré à Sean d’attendre d’être parfaitement en contrôle de la situation avant de reparler avec Maria. Mais il pensait que c’était déjà fait depuis longtemps maintenant, et il était vraiment surpris que ce n’était pas le cas. Il semblait commencer lui-même à s’inquiéter, plutôt que de tenter de rassurer M. Hastings. J’ai demandé au révérend s’il était bien sage pour Sean de se lancer dans l’organisation du rassemblement alors qu’il avait bien d’autres choses à régler dans sa vie. Il m’a dit que d’après lui, c’était une excellente idée de bâtir quelque chose de positif sur les cendres du passé. Il m’a cité un passage de la Bible dont je ne me souviens plus. M. Hastings en avait assez entendu, il voulait revenir à l’hôtel immédiatement. Il n’était pas à prendre avec des pincettes.

Mes plans pour l’organisation d’une visite touristique avec M. Hastings le lendemain matin étaient définitivement à l’eau. J’ai demandé à M. Hastings s’il voulait se rendre au logement de Sean pour le voir. Il m’a dit qu’il avait donné sa parole qu’il ne verrait Sean qu’après la conclusion du rassemblement et qu’il tiendrait sa parole. Ce n’était pas le temps de contrarier Sean, qu’il décrivait comme instable, d’après lui. Bon, je lui ai dit que j’étais à sa disposition. Il m’a dit de revenir demain matin à 9h00 pour lui dire tout ce que je savais sur ce rassemblement. OK patron! Il m’a dit de garder le véhicule, que ce serait plus simple comme ça. Ce n’était pas le temps de le contredire. C’était effectivement plus simple comme ça.

En tout cas, quand on se compare, on se console effectivement. Ma situation avec Catherine est beaucoup moins complexe que ça, et beaucoup plus saine. Est-ce que Sean est effectivement une bombe à retardement qui risque d’exploser à tout moment? Je suis incapable de l’imaginer comme ça. Par contre, je suis incapable de l’imaginer avoir digéré la rupture avec Maria en quelques jours, sans en avoir vraiment parlé à personne.

J’étais tout à coup également inquiet pour Sean. La fatigue aidant, je m’imaginais maintenant qu’il était psychologiquement instable et qu’il réfléchissait dans l’appartement voisin à venir me tuer, pour se venger de je ne sais quoi, pendant la nuit.

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