Chapitre 6. 18 juin 2006

Le lendemain, j’ai cogné à la porte de Sean vers 8h30. M. Hastings m’a répondu. Il m’a dit que Sean dormait encore et qu’il ne voulait pas le réveiller. Il m’a dit que Sean dormait depuis qu’ils étaient arrivés hier en début de soirée, et qu’il n’avait donc pas eu l’occasion de se parler. Je lui ai dit que je passais faire quelques achats et je lui ai demandé s’il avait besoin de quelque chose. Un bon café, m’a-t-il dit. Il avait l’air un peu magané, il n’avait sûrement pas aussi bien dormi que son fils.

Je suis allé acheter Le Soleil, et j’ai fouillé sur place afin de trouver l’article qui parlait de l’événement. Je n’ai pas eu à chercher bien loin. Il y avait une référence en première page : Rassemblement pour la paix à l’université Laval, p. 4 et 5. Sean n’allait pas être très content. On n’y parlait quasiment que d’Hamid et du message de paix entre occidentaux et arabes. Il y avait aussi une entrevue avec l’évêque de Québec, auquel on demandait ses commentaires à ce sujet. Il parlait de son inquiétude. Il n’était pas présent au rassemblement, mais un de ses représentants y était et lui avait fait un rapport complet sur l’événement. Il mentionnait que les nouvelles sectes étaient souvent bâties sur des concepts universellement reconnus, comme la paix dans le monde, ou l’amour de son prochain, mais que rapidement on réalisait que c’était les intérêts personnels d’un gourou qui prenaient le dessus. Il disait que des initiatives de rapprochement entre les grandes religions étaient déjà en cours, amorcés par l’ancien leader de la religion catholique Jean-Paul II, et qu’un tel rassemblement n’aiderait sans doute pas à accélérer ce mouvement déjà en marche. Il suggérait plutôt aux gens de vivre leurs valeurs de paix et de respect des autres de manière individuelle, en utilisant leur foi existante comme véhicule, plutôt que de courir le danger de se faire manipuler par d’autres. Il abordait rapidement le concept d’individualisme conscient en l’utilisant comme exemple démontrant qu’il y avait sûrement anguille sous roche. Qu’il s’agissait de bien plus qu’un simple rassemblement pour la paix et que l’on cherchait à faire du recrutement d’adeptes, malgré ce que les organisateurs semblaient avoir laissé entendre. Ça sentait le vendeur de crème glacée qui avait peur de perdre sa clientèle et qui agitait des épouvantails pour défendre son commerce. S’il avait bien compris cette initiative, je ne vois pas comment il aurait pu se sentir menacé par celle-ci. Par contre, je le comprenais un peu de vouloir jouer défensivement, la religion catholique était en rapide perte de vitesse partout au Québec, et son réflexe pouvait difficilement être différent.

Il y avait aussi un article de France Jolicoeur, mais je n’avais pas le temps de le lire si je voulais être de retour chez Sean sans trop de délai. J’ai payé les cafés et je m’en suis retourné.

À mon retour, Sean était réveillé. Son père m’a répondu à la porte et il semblait un peu paniqué. Il m’a dit de me préparer à partir sous peu pour l’hôpital. Je restais sceptique à ce sujet. Sean ne voulait pas lui parler, il demandait à voir le journal avec insistance. M. Hastings hésitait, il se demandait si ce qu’il y avait là-dedans n’allait pas empirer l’état de Sean. Je lui ai dit que c’était à lui de juger, mais que Sean finirait bien un jour par le voir, ce fameux journal, de toute façon. Sur ce, Sean est arrivé à la porte, m’a salué sans chaleur, et m’a pris le journal des mains et s’est assis sur le sofa du salon pour le lire. Son père m’a dit de rester, ce que j’ai fait. Pendant que Sean lisait, son père et moi discutions, à voix basse, en gardant constamment un œil sur lui. Tout semblait sous contrôle. M. Hastings m’a remercié pour le café, et m’a tout de suite demandé si j’avais lu le journal. « Seulement en partie, lui ai-je dit. Ce qu’on y dit n’a rien de surprenant. Tout est focalisé sur Hamid, et sur la mésentente entre les occidentaux caucasiens et les arabes. Il y a aussi une entrevue avec l’évêque de Québec qui ne me semble pas très flatteuse pour les organisateurs du rassemblement ».

-T’as bien raison!

A dit Sean de manière colérique, les dents serrées. Il fallait faire attention à ce que l’on disait. Les sens de Sean étaient en éveil.

-As-tu lu l’article de Mme Jolicoeur, Jeff?

-Non, je crois que c’est le seul article que j’ai pas lu.

-Lis-le, ça vaut la peine.

Et il m’a garroché le journal. Ce n’était vraiment pas « Sean-dans-son-état-normal ». Je n’en revenais pas que Sean ai lu tous les articles en si peu de temps. J’ai lu l’article de France Jolicoeur. C’était assez fidèle à ce que l’on s’était dit hier. Le concept des co-organisateurs avait pris une place secondaire lors du rassemblement, et on s’attendait à ce que de prochains rassemblements prennent une nouvelle tournure, pour refléter cette réalité. « On ne semble pas trop s’en faire à ce sujet du côté des organisateurs principaux. On croit que même si tous les objectifs ne sont pas atteints, ça reste une victoire d’avoir initié une réflexion sur la possibilité de diminuer les tensions interreligieuses et interraciales ». C’était pas mal comme article. Elle aurait pu tourner ça de manière beaucoup plus négative et conflictuelle.

-OK Sean, je l’ai lu.

-Et puis, tes commentaires?!

-C’est ce à quoi je m’attendais.

C’est là que Sean est entré dans une sainte colère. Je n’avais certainement pas dit ce qu’il fallait. Sean criait à tue-tête en anglais et en français, de manière aléatoire. Il était complètement rouge. Je voyais quelques veines gonflées sur le dessus de sa tête à la chevelure légèrement dégarnie.

-Es-tu malade? C’est tout l’effet que ça te fait. She treats us as losers, as nincompoops! We’ve struck out my friend! On est passé dans le beurre! We have had success for the wrong reasons, it’s worse than being unsuccessful. You know how much time and energy I have put into this. All that for nothing! J’ai perdu mon temps et fait perdre celui de mes ami(e)s. Tu peux bien t’en foutre, tu t’es dissocié de l’organisation du rassemblement. Now you can say I told you so! Si tu nous avais aidé, peut-être que l’on aurait réussi au lieu d’avoir l’air d’imbéciles. I thought I was guided by God, but I was only guided by my vanity. This is unbelievable….

Et il continuait comme ça sans cesse. Je ne savais pas trop comment on pouvait mettre fin à ce calvaire. Les voisins venaient voir ce qui se passait. À 9h30, un dimanche matin, ça pouvait pas être tellement apprécié. Je m’attendais à ce que quelqu’un appelle la police d’une minute à l’autre, bien que l’on était dans un bloc à prix modique, qui en avait vu d’autres. M. Hastings faisait de son mieux pour calmer Sean, mais sans aucun succès. Sean ne l’écoutait pas, et il se libérait de son étreinte violemment si celui-ci essayait de le retenir physiquement. Moi, je ne faisais rien du tout. J’absorbais, en essayant de ne pas montrer mon impatience, pour ne pas envenimer la situation. Il a maintenu ce sprint de colère pendant environ 5 minutes, qui en ont paru au moins 30, et ensuite, il s’est calmé un court instant. Juste quand on pensait que le pire était passé, Sean s’est mis a frappé dans le mur de la cuisine de manière complètement insensée. Tout ce qui était fixé à ce mur tombait au sol, le plâtre ne résistait pas à l’attaque, mais c’était loin d’être ce qui nous inquiétait le plus. Il était impossible d’arrêter Sean, on aurait dit qu’il s’était transformé en Hulk et que sa force était décuplée. Il nous a tour à tour fait valser, sans trop de peine, vers le salon quand on a essayé de le retenir. Quand il a trouvé un colombage dans le mur, il s’est mis à concentrer ses coups à cet endroit, sans doute pour que ça fasse plus mal. On voyait les taches de sang sur le mur, qui s’amplifiaient, mais on ne pouvait toujours pas intervenir. Juste au moment où j’allais moi-même appeler la police, Sean s’est soudainement effondré en braillant et en se mettant en boule. Sean s’est laissé faire lorsqu’on lui a bandé les poings avec des linges à vaisselles humides. Sans se parler, le père de Sean et moi savions exactement ce qu’il nous restait à faire; il fallait emmener Sean à l’hôpital. On l’a soulevé à deux et on l’a déposé sur le siège arrière du bolide loué. C’était pour moi une expérience assez perturbante. C’était sans doute la même chose pour M. Hastings, mais on a gardé le silence pendant le trajet. J’ai alors pensé à aller chercher le portefeuille de Sean. Il était resté dans ses pantalons d’hier, près de son lit. J’espérais bien y trouver sa carte d’assurance-maladie. Sinon, je ne savais pas quel calvaire administratif on allait devoir subir. J’ai facilement trouvé le portefeuille, j’ai barré la porte, et je suis retourné au véhicule. Personne n’avait bougé d’un poil. Sean était en pyjama, d’un style un peu douteux, mais ce n’était pas le temps d’être regardant. Les saignements semblaient sous contrôle. J’ai pris le temps de vérifier dans le portefeuille, et j’ai facilement trouvé ce que je cherchais. Je savais qu’il avait sa carte d’assurance-maladie et sa carte d’assurance sociale, puisque je l’avais aidé au moment où il a fait sa demande pour ces documents, à son arrivée au Canada. Quand on est parti, il était environ 9h45. C’était peut-être un peu égoïste de ma part dans un moment aussi intense, mais j’ai eu une petite pensée pour Catherine et notre rendez-vous à venir. J’espérais tellement ne pas le manquer.

À notre arrivée là-bas, je suis allé chercher une chaise roulante, pour nous éviter de nous éreinter. Sean pleurait toujours, mais ne disait rien. Il se laissait faire sans réagir. Il ne se soutenait pas. Il était lourd l’animal! J’avais un peu peur qu’il nous refasse une belle crise de colère et qu’il m’envoie une bonne mornifle au moment où on l’installait dans sa chaise. Constatant l’état de la situation, on a pas eu à attendre bien longtemps à l’urgence. On est passé dans un petit local où une infirmière est venue faire un premier diagnostic et refaire les pansements aux poings de Sean. Je lui ai demandé si elle pouvait parler en anglais, mais elle n’était pas à l’aise. Alors, j’ai agi comme traducteur. Le diagnostic de dépression profonde me semblait assez évident, mais comme je n’avais pas étudié la médecine, j’aimais autant me la fermer. Après avoir tenté de communiquer avec Sean et lui avoir regardé le fond des yeux, l’infirmière nous a dit que tout semblait sous contrôle et nous demandait d’attendre sur place. M. Hastings, par mon intermédiaire, a alors insisté pour qu’on injecte un sédatif à Sean, car il avait un peu peur que la salle d’attente et nous-mêmes se retrouvent endommagés suite à un réveil brutal de sa part. J’étais d’accord avec M. Hastings, Sean nous avait déjà fait le coup du calme avant la tempête et on savait pas si on avait vécu le pire ou pas. Je crois que l’on a été convaincant car elle ne nous a pas suggéré de nous calmer, sans donner suite à nos demandes, comme je m’y attendais. Elle nous a dit qu’elle ne pouvait pas prendre ce genre de décision elle-même et qu’elle nous enverrait un docteur rapidement. Sean lui aussi était docteur, pourquoi on ne disait pas plutôt médecin, comme il aurait été normal de le faire? L’infirmière est revenue avec un « docteur ». Après une courte discussion et quelques observations, ils ont installé Sean sur une civière, et lui ont injecté le sédatif souhaité. Le sédatif a calmé tout le monde. Sean, qui l’était déjà pas mal, mais surtout moi et M. Hastings qui étions toujours sur le qui-vive. On s’est permis d’aller se rafraîchir un peu, chacun notre tour, à la salle de bains, en attendant la suite des choses. L’infirmière est revenue une troisième fois en nous demandant de confirmer que Sean n’était pas citoyen canadien. Elle a ensuite demandé quelle personne allait payer pour ses soins. M. Hastings a dit que c’était lui, ce qui n’a pas fait plaisir à cette gentille dame, car elle savait qu’elle ne pourrait pas s’occuper de ce cas elle-même. Elle m’a dit de dire à M. Hastings qu’elle trouverait un préposé qui parlait anglais afin de régler les détails de paiement des frais d’hospitalisation à venir. Lorsque ce serait fait, elle allait revenir et demander à M. Hastings de la suivre.

Après 10 longues minutes d’attente, elle est revenue chercher M. Hastings, qui ne semblait pas très chaud à l’idée de quitter Sean. Il m’a fait demander à l’infirmière de l’informer si je devais quitter avec Sean pendant son absence. Elle m’a dit de ne pas m’inquiéter, que ça n’arriverait pas, avec un beau sourire complice. Je me demandais si c’était une complicité de francophone, ou une complicité de victime du système de santé. Il était maintenant déjà presque 11h00 et je risquais de plus en plus de devoir remettre mon rendez-vous avec Catou. Le médecin allait sûrement nous questionner au moins pendant une demi-heure, avant de demander une série de tests, et de faire hospitaliser Sean, comme c’était inévitable. Je ne me voyais pas laisser M. Hastings seul avec Sean jusqu’à ce que l’hospitalisation soit complétée. Ça allait sûrement nous mener au moins au milieu de l’après-midi. J’avais par contre décidé d’attendre à 13h00 avant d’informer Catherine de la situation. À 13h00 je serais fixé. D’ici là, on ne savait jamais si un miracle n’arriverait pas. Sean avait assez prié dans sa vie pour être parmi les premiers numéros tirés, si jamais la loterie au miracle existait vraiment.

Je n’avais pas emmené de livre à lire, et comme Sean n’était pas en état de jaser avec moi, je m’ennuyais ferme en attendant M. Hastings. Les plus récents magazines que l’on trouvait sur place dataient de 2003. Il y avait une petite télévision dans la plus grande salle connexe, mais on y faisait jouer des émissions pour enfants, alors ça ne valait pas la peine de me déplacer pour ça. De toute façon, M. Hastings n’aurait pas apprécié. J’ai pris mon mal en patience et je me suis inventé des jeux mentaux avec les différentes peintures abstraites qui décoraient les murs autour de moi. J’essayais d’imaginer différentes choses dans ces peintures, et même des compétitions entre les couleurs les composant. M. Hastings est revenu quand mon palmarès des plus belles toiles était à peine complété. Sean n’avait pas bougé.

Pendant ma méditation, j’ai deviné une conversation à proximité, à travers le mur, qui mentionnait qu’aujourd’hui était la fête des pères. Ça m’a fait sortir de mes rêveries ! J’avais promis d’appeler ma mère aujourd’hui, et je voulais en profiter pour souligner ça avec mon père ! Je ne savais pas si je devais le mentionner à M. Hastings. Après mûre réflexion, j’ai décidé que ce n’était pas le moment de lui en parler. Ce n’était pas le moment pour lui parler de quoi que ce soit en fait ! Je me suis fais une note mentale afin de m’assurer d’appeler mes parents, plus tard dans la journée. Ce qui se passait était sûrement prenant et bouleversant, mais pas assez pour me faire oublier de souligner cette journée spéciale…

On est venu nous chercher vers 11h30. C’était vraiment raisonnable. J’ai suivi M. Hastings, j’étais le conducteur de civière délégué, et ça me plaisait bien. Je devais agir non seulement comme traducteur, au besoin, mais je croyais aussi pouvoir contribuer un peu à répondre aux questions du médecin. Celle-ci parlait anglais, un anglais correct, mais approximatif. Au début, question d’accents, M. Hastings et elle avaient de la difficulté à se comprendre, mais ils se sont adaptés après quelques phrases. J’étais là pour faire accélérer le processus de la conversation lorsque je voyais que l’on hésitait trop longtemps sur un mot. J’ai demandé à ce que la dame médecin (je n’ai pas retenu son nom, je suis vraiment mauvais pour retenir les noms) me parle également en anglais, afin que M. Hastings ne perde pas le fil de la conversation. M. Hastings a commencé l’explication à partir du moment de la rupture avec Maria. Je trouvais qu’il remontait un peu loin, mais la dame nous a demandé de remonter encore plus loin, de manière plus générale cependant, afin de déceler des passages dépressifs ou psychotiques dans le passé de Sean, ou dans sa famille plus ou moins éloignée. Il n’y en avait pas. Sean avait toujours été quelqu’un ayant un tempérament très stable et pausé. Il était entêté, aimait se rendre au bout des choses, mais avait la patience pour le faire. Il était relativement solitaire, bien qu’il y avait toujours un groupe d’ami(e)s autour de lui. Il n’était pas très proche de ceux-ci, mais il sociabilisait bien avec eux. On est même revenu sur les méthodes d’éducation de M. Hastings. Ça m’a un peu gêné, ce n’était pas de mes affaires, mais j’étais là, alors j’ai écouté. M. Hastings semblait avoir été un bon père, assez strict, mais pas du tout violent ou agressif. Ce n’était sans doute pas le père le plus chaleureux, mais il était là et Sean le savait. La mère de Sean était très câlineuse avec lui, et elle avait tendance à le gâter un peu trop et à acquiescer à toutes ses demandes ; c’était la perspective de M. Hastings en tout cas. Bien qu’il ne le disait pas directement, j’ai cru comprendre que M. Hastings ne disait pas souvent non à Sean lui non plus. Comme M. Hastings le disait, Sean faisait rarement des demandes déraisonnables. On a évidemment parlé de l’importance de la religion anglicane dans la vie des Hastings ; ce qui, à ma grande surprise, a bien intéressé notre médecin. Elle a surtout été intéressée par la période où Sean organisait le rassemblement, dont elle n’avait même pas entendu parler d’ailleurs. Elle voulait que je souligne toutes les observations où j’avais noté que les agissements de Sean étaient différents de ce à quoi je me serais attendu. À chaque observation, elle demandait au père de Sean s’il était d’accord pour dire que ce que je relatais lui semblait une attitude hors-norme de la part de Sean. Il a confirmé tous les points sans hésiter. Il a même ajouté qu’il y avait sûrement eu d’autres agissements hors-normes que son entourage n’avait pas pu déceler, mais que sa femme et lui auraient probablement remarqué. Je me suis senti un peu humilié par cette remarque, mais sans doute avait-il raison.

Ensuite, la dame a fait un examen physique de Sean. À part pour les poings, je ne sais pas ce qu’elle pouvait en tirer, il dormait comme un bébé et ne réagissait pas à ses tentatives de stimuli et à ses manipulations. Effectivement, l’examen physique n’a pas été très long. Elle nous a dit qu’elle croyait que les blessures aux mains n’étaient que superficielles et qu’elle allait demander d’ajouter de la glace aux pansements. Ça me semblait quasiment miraculeux, frapper dans un deux par quatre pendant quelques minutes sans rien se casser n’était pas normal d’après moi. En consultant le dossier de Sean, la dame nous a dit qu’il en avait pour un bon bout de temps, au moins quelques heures, à être complètement somnolent comme ça. Elle nous a dit qu’elle avait déjà une bonne idée du diagnostic à apporter, mais qu’elle préférait attendre que Sean ait subi une batterie de tests avant de conclure formellement et de nous indiquer la suite des choses. Elle nous a dit que d’après son examen préliminaire, Sean se portait physiquement très bien ; pas de grande surprise dans tout ça. Elle allait quand même suggérer des rayons X aux mains et aux poignets. Elle nous organisait tout un itinéraire pour les tests à venir. Surtout des prises de sang, mais aussi un encéphalogramme, ce qui m’a surpris un peu. Le diagnostic de dépression me semblait assez évident, est-ce qu’un encéphalogramme était vraiment nécessaire ?

Tout le monde se plaint des coûts du système de santé au Québec, peut-être que d’éviter de faire des tests coûteux, et peut-être inutiles, était une façon de limiter les dépenses dans ce système. Par contre, qui étais-je pour soulever ce point, je n’ai pas étudié en médecine ?! En plus, quand c’est le temps de s’occuper d’un ami ou d’un proche, on a pas le goût de se faire dire qu’on doit limiter les interventions parce que ça coûte trop cher. La vie, la santé, ça n’a pas de prix ! C’est ce que j’entends dire en tout cas, mais on voit bien que ce n’est pas vrai quand on constate les coûts exorbitants du système. C’est une question trop délicate cependant. Ça donne quand même un pouvoir disproportionné aux intervenants de la santé quand ils négocient avec le gouvernement.

Mais je m’égarais et je perdais mon temps, je n’allais certainement pas suggérer à M. Hastings que je m’opposais à ce que son fils subisse un encéphalogramme. On a donc bien écouté l’itinéraire que l’on nous demandait de suivre, on a pris les documents nécessaires que l’on nous transmettait. On a pas oublié de prendre Sean avec nous, et on y est allé. J’ai regardé M. Hastings du coin de l’œil, en espérant qu’il me libèrerait sans délai de ma tâche d’accompagnateur. Mais il n’y a eu aucun signe en ce sens, je voyais bien qu’il comptait sur moi pour la suite des choses. Il était 12h15, mon rendez-vous avec Catherine était maintenant définitivement à l’eau.

À 12h30, dans la petite salle d’attente pour rayons X, j’ai demandé si M. Hastings n’avait pas un peu d’argent sonnant pour me permettre d’appeler quelqu’un. Il m’a prêté son cellulaire, et m’a dit go ahead, me laissant entendre de ne pas m’énerver avec ce que ça pourrait coûter. Je me suis un peu isolé, bien qu’ici, il y a du monde partout. Catherine a répondu tout de suite. Ouf ! J’espérais ne pas tomber sur sa boîte vocale, qu’elle soit sortie prendre l’air, avant de se rendre directement à notre rendez-vous de 14 heures.

-Salut Catherine !

-Tu triches Jeff, notre rendez-vous est à 14h00.

-J’ai une bonne raison, tu vas voir. Je suis avec Sean à l’hôpital, il a pété les plombs hier après le rassemblement. Ce matin, c’était encore pire.

-Comment ça ? J’étais là au rassemblement, il avait l’air très bien. Ça a super bien marché votre affaire !

-Ce n’est pas mon affaire ! C’est une longue histoire tout ça, je te l’expliquerai quand on aura un peu de temps, mais je dois remettre notre rendez-vous. Je suis avec le père de Sean, et Sean doit subir une série de tests, et on en a encore pour sûrement au moins 2 heures. Le père de Sean compte sur moi pour l’aider, et je dois rester ici.

-Mais qu’est-ce qu’il a au juste, Sean ?

-Sûrement qu’il fait une dépression profonde. Il est sous sédatif en ce moment. On le promène d’une place à l’autre, il ne réagit pas du tout. Mais tu aurais dû voir la colère qu’il a fait ce matin, on ne le reconnaissait plus.

-Mais qu’est-ce qui l’a choqué tant que ça ?

-Je te l’ai dit, c’est une longue histoire. As-tu lu Le Soleil de ce matin ? C’est la couverture du rassemblement qui a fait déborder le vase pour Sean.

-J’ai lu Le Soleil, et aussi le Journal de Québec, la couverture me semblait bien correcte pourtant.

-On y fait pas beaucoup de place au concept d’individualisme conscient comme tu as pu voir. C’est ça que Sean n’a pas digéré.

-Sean ou toi ?

-Sean! Moi, je me porte très bien !

-Est-ce que je peux faire quelque chose ?

-Je ne crois pas. On fait ce qu’on a à faire. Ce n’est pas très intense, c’est plutôt plate, mais c’est nécessaire.

-Est-ce que tu veux que j’aille vous rejoindre ?

J’avais pas pensé à ça. J’ai hésité un peu, mais quand j’ai projeté ce que ça pouvait donner, j’ai bien vu que ça n’avait pas d’allure.

-Je ne crois pas, Catherine. On a pas vraiment besoin d’aide. On s’en tire bien à deux. Si tu venais, j’aurais juste le goût de te parler et ça me distrairait trop de ma tâche. En plus, je ne crois pas que le père de Sean apprécierait beaucoup.

-Tu as sans doute raison. Est-ce que tu peux m’appeler quand les tests seront complétés et que le diagnostic sera tombé ?

-Ne perds pas ton après-midi pour ça. Je ne sais pas quand on aura tout fini. Ça peut facilement prendre tout l’après-midi.

-J’avais prévu te consacrer mon après-midi. Ne t’en fais pas, je vais me trouver un bon livre en attendant. Tu peux m’appeler quand tu veux, je serai là.

Un bon livre, ce que je donnerais pour avoir un bon livre. J’ai pensé à demander à Catherine de venir m’en porter un, mais ce n’était pas une bonne idée. Si je voyais Catherine en ce moment, je ne pourrais pas la laisser partir.

-OK Catherine, merci ! À toute à l’heure !

Je n’ai pas aimé raccrocher. J’aurais préféré continuer cette conversation, mais Sean et M. Hastings comptaient sur moi. J’ai tout de suite remarqué la petite vieille, à quelques mètres de moi, qui me regardait d’un air curieux. Elle essayait sûrement de comprendre de qui, à qui et de quoi je parlais. Je ne la blâmais pas, tant mieux si j’avais pu lui faire passer un peu de bon temps. Je me suis quand même demandé si j’avais dit quelque chose de compromettant. J’avais bien parlé de la couverture du rassemblement dans Le Soleil, et de Sean, mais je ne vois pas ce qu’elle aurait pu faire avec cette information, à part d’avoir le goût de lire le journal. On est pas à Hollywood, où on appelle les paparazzis parce que l’organisateur vedette d’un rassemblement est à l’hôpital.

On a suivi Sean, même pendant les rayons X (à distance) et aussi les prises de sang. J’ai eu un peu de traduction à faire pour cette étape. J’avais de la difficulté avec plusieurs termes. Je coupais les coins ronds, je transmettais l’essentiel de ce qu’il y avait à dire. En tout cas, ils en ont empli des éprouvettes. Je ne comprenais pas pourquoi ils en prenaient tant. Il n’y avait pas de danger que Sean s’affaisse, c’était déjà le cas. Je n’ai posé aucune question, M. Hastings non plus. Les gens avec qui on faisait affaire étaient bien aimables. C’était plutôt nous qui avions l’air bête. On était engourdi par la platitude de la tâche, et inquiet de voir Sean dans cet état passif. Je trouvais quand même que c’était un drôle de milieu de travail pour ces gens-là. Ça devait être valorisant d’aider le monde, mais c’était quand même des tâches routinières, dans une atmosphère glauque, avec des clients ayant l’air bête, sinon malade.

Pour l’encéphalogramme, on a eu droit à l’explication technique de la méthode employée et du mode de fonctionnement de l’appareil. Une chance que le technicien parlait anglais, j’aurais jamais été capable de traduire ce qu’il disait. Il était passionné le gars. Ça me rentrait par une oreille, et ça me sortait par l’autre. J’ai beau être un futur docteur en technologie, j’ai pas toujours le goût de parler de technologie et de savoir comment fonctionnent les choses. Pour moi, c’est devenu un métier, que j’aime bien entendu, mais ce n’est pas toute ma vie. Des fois, tout comprendre, c’est fatigant ! Je ne crois pas que M. Hastings était plus intéressé que moi par le sujet, mais ça semblait un passage obligé. J’ai quand même retenu qu’il y avait plusieurs techniques pour faire un encéphalogramme. Celle-ci semblait excellente pour sa rapidité d’exécution et la sécurité du patient. Il y avait des techniques plus précises et performantes dans des hôpitaux privés des États-Unis, mais ce niveau de précision n’était pas nécessaire pour la plupart des patients que l’on devait traiter. Je me suis dit que ce n’était pas surprenant qu’il y ait de longues files d’attente s’il faisait le même laïus à tous ses clients.

Il a fini par avouer que l’on ne faisait normalement pas d’encéphalogramme pour ce genre de cas. Par contre, l’appareil était sous-utilisé par les temps qui couraient, alors on avait eu la directive de s’en servir le plus souvent possible; tant mieux si ça pouvait être utile. Des appareils comme ça, c’était fait pour fonctionner. Si on les laissait inactifs trop longtemps, ça risquait de coûter plus cher en entretien préventif ou en réparation. Moi qui avais émis toutes sortes d’hypothèses au sujet du gaspillage éhonté dans nos hôpitaux, je me faisais remettre à ma place.

Des fois, le point de vue pratique prend le dessus sur les grandes théories. J’espère que ça va me servir de leçon.

À deux heures trente, on avait complété les tests. Par contre, c’était l’attente des résultats qui allait être longue. On était loin d’avoir fini. J’ai pris le temps d’aller à la librairie de l’hôpital voir si je ne pouvais pas me trouver un bouquin pas cher pour passer le temps. M. Hastings n’allait pas s’en offusquer, on ne parlait quasiment pas ensemble. Il semblait perdu dans ses pensées. Chez lui, il devait être environ 4 heures trente du matin. Le diagnostic tomberait sûrement au bon moment pour qu’il puisse appeler sa femme.

Les livres à la librairie étaient tous des petits best-sellers poches (et aussi de poche… : humour). Des romans à l’eau de rose, des biographies de vedettes québécoises, des livres sur la santé, quelques romans policiers, mais rien de bien intéressant. J’aurais apprécié lire le National Geographic, mais ils n’avaient que la version française de France. J’avais déjà essayé et le ton était franchement trop franchouillard pour moi. J’avais déjà lu la dernière édition de L’Actualité. Je n’étais pas intéressé par les magazines à potins. Il ne me restait que le Sports Illustrated, dont j’étais surpris de trouver une copie dans un endroit pareil. Ça coûte cher ce maudit magazine-là ! Je l’ai acheté quand même, je n’avais pas vraiment le choix.

Je sais bien que de raconter ce genre de détail n’a rien d’intéressant, mais ça témoigne bien de l’atmosphère dans laquelle j’étais. En plus, j’étais vraiment perturbé, alors j’ai besoin d’écrire ce que je vivais sans rien laisser de côté, je sais pas trop pourquoi.

Pendant que j’étais parti, on a attaché Sean sur la civière. M. Hastings m’a expliqué que l’on voulait être prévoyant pour éviter des problèmes au réveil de Sean, qui devrait se faire d’ici quelques heures. J’ai finalement trouvé que mon magazine valait son pesant d’or.

Un peu avant 16h00, on est venu nous chercher et nous avons pu discuter avec la dame médecin que nous avions vu précédemment. Elle nous a dit que le diagnostic était assez clair, Sean avait subi un trouble d’adaptation avec trouble de comportements associé (c’était exactement les mots employés, je les avais notés). J’étais pas mal déçu. Ça me semblait plus une constatation qu’un diagnostic; wow ça avait valu la peine de perdre notre journée pour se faire dire une telle banalité! Par contre, pour elle, ça semblait vouloir dire quelque chose de significatif qui menait à un traitement particulier qui n’avait rien de banal. Elle nous a dit qu’il était possible de contrôler cet état à court terme avec des médicaments existants, mais que Sean devrait être suivi, au moins pour un certain temps, par un psychiatre, afin de savoir si cet événement n’avait pas déclenché un débalancement psychique permanent en lui. Il était possible qu’il s’agisse d’un événement parfaitement isolé et que Sean redevienne exactement comme avant cet épisode, mais il valait mieux s’en assurer et contrôler le patient en attendant. Je trouvais assez rigolo qu’elle utilise le terme « événement » pour parler de ce qui était arrivé à Sean. J’étais devenu un peu allergique à ce mot qui voulait maintenant dire trop de choses pour moi. Quand M. Hastings a demandé de quelle sorte de débalancement psychique permanent on pouvait parler, elle a dit que ça pouvait être bien des choses et que l’on devrait en discuter davantage avec le psychiatre. Suite à l’insistance de M. Hastings, elle a donné l’exemple du trouble bipolaire, la maniaco-dépression, sous toute réserve bien sûr. C’est pas rien quand même. Au moins, elle a pas mentionné la schizophrénie.

Sean devait être hospitalisé pendant quelques jours, pour lui permettre de se remettre de son violent choc nerveux, mais aussi pour rencontrer le psychiatre afin de pousser le diagnostic plus loin. De plus, il fallait déterminer le bon dosage de médicaments requis pour son état, et contrôler les effets secondaires que certains de ceux-ci pourraient avoir sur lui. M. Hastings a voulu en savoir plus sur ces possibles effets secondaires.

Je ne m’attendais pas à ce diagnostic. Pour moi, il ne pouvait s’agir que d’une dépression sévère. Maintenant que j’y pensais, je me disais que ce n’était sans doute pas si simple. J’ai laissé M. Hastings poser toutes les questions qu’il désirait poser. Je me demandais s’il y avait une assurance-médicament en Australie. Cette question ne semblait pas préoccuper M. Hastings. Ce qui le préoccupait beaucoup cependant, c’était de savoir si tout ça n’était pas de sa faute, ou celle de sa femme. Mme médecin a dit que Sean semblait n’avoir jamais vécu de grave problème dans sa vie. Qu’il se sentait peut-être complètement à l’abri de ça, et donc qu’il n’était pas préparé, ce qui expliquait sans doute en partie sa réaction. Elle a dit que les parents n’ont pas à se sentir coupables parce qu’ils n’ont pas fait vivre de graves problèmes à leurs enfants. D’après elle, c’était un concours de circonstances. Elle ne croyait pas que Sean avait été surprotégé dans son enfance.

M. Hastings a même demandé à coucher à l’hôpital pour accompagner son fils (ça me semblait un exemple de surprotection, mais passons). On lui a fait comprendre que ça ne se faisait pas. Quand il a compris qu’il pouvait visiter son fils pendant de longues périodes de temps, durant la journée, il n’a pas trop rouspété. Il a même demandé à ce que ces heures de visites, normalement réservées à la famille immédiate, puissent s’appliquer à moi. On a accepté sans trop s’opposer, sachant que Sean n’avait aucun autre membre de sa famille immédiate sur ce continent. Nous sommes allés reconduire Sean à sa chambre, avec un infirmier, qui l’a installé dans son lit. Sean ne s’était toujours pas réveillé, ce qui n’inquiétait personne semblait-il. J’ai demandé à M. Hastings s’il voulait que je reste jusqu’au réveil de Sean. Il m’a dit que non, que j’en avais bien assez fait, et il m’a remercié. Il était un peu préoccupé par le fait que je n’avais pas de téléphone cellulaire, et donc, je ne pouvais pas être rejoint en tout temps s’il avait besoin d’aide. En temps que pauvre étudiant, j’avais jugé que je n’avais pas assez d’argent pour justifier le luxe d’un cellulaire, contrairement à la plupart des personnes de mon entourage. Maintenant, on me laissait entendre que ce n’était pas du tout un luxe, mais une nécessité. Pour compenser mon archaïsme, j’ai promis à M. Hastings de l’appeler à 10h et 15h chaque jour pour prendre de ses nouvelles. De toute façon, je passerais voir Sean régulièrement. « Je viendrai ce soir vers 20h si ça vous va », que je lui ai dit. De plus, j’allais être à mon appartement, sinon pas bien loin, et j’avais un répondeur. Je lui ai laissé ce numéro, ainsi que celui de Catherine, et j’ai pris son numéro de téléphone cellulaire. Il ne restait plus qu’à lui indiquer le chemin vers son hôtel. Comme ça se faisait à pied en environ 10 minutes, il n’aurait même pas besoin de conduire son mastodonte. Avec un peu de regret, il a quitté Sean pour que je lui montre le chemin. On a fait environ la moitié du parcours, avant que je ne puisse lui pointer l’hôtel et le chemin restant à prendre. C’était assez simple pour lui, et pour n’importe qui en fait. Nous sommes revenus vers l’hôpital, et dans le lobby d’entrée, il m’a dit de prendre la Jeep pour rentrer chez moi, et de continuer de l’utiliser jusqu’à ce qu’il en ait besoin et m’en fasse la demande. Il m’a même dit qu’il paierait pour l’essence et le stationnement. Il allait m’appeler d’ici 30 minutes pour m’indiquer les effets de Sean que je devais ramener ce soir. J’avais gardé les clés de Sean, alors tout était OK. M. Hastings avait hâte de retrouver Sean, je ne l’ai donc pas retardé. En tout, il s’était éloigné de son fils environ une quinzaine de minutes. Moi, j’avais hâte de retrouver Catherine. Il était presque 16 heures et demie.

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