Chapitre 5. 9 juin 2006

Vendredi matin, je venais tout juste de me lever (un peu tard je l’admets) que Sean cognait déjà à ma porte. Il venait de voir le Fil des événements et voulait partager ses premières réactions au sujet de notre article.

-Je n’ai même pas lu l’article encore. Tout ce que j’ai vu c’est la première page avec nos deux photos et le titre : Grand rassemblement pour la paix au PEPS.

-C’est pas mal comme publicité! Laisse-moi voir ça, Sean.

À ma grande surprise, ma photo était pas mal. Celle de Sean était un peu moins réussie. La première page était consacrée au rassemblement, et l’article se poursuivait en page 4, avec la photo du stade couvert du PEPS, de l’extérieur et de l’intérieur. C’était substantiel comme article.

-Tu n’as pas pensé amener 2 copies, Sean? On sera jamais capable de lire le texte si on est tous les deux penchés sur le journal.

-T’as raison, Jeff. Je pars en chercher une 2e copie au stand le plus proche et je reviens d’ici quelques minutes. C’est vraiment excitant!

-Ça te dérange pas si je commence tout de suite, en t’attendant?

-Non, vas-y, de toute façon je l’ai un peu lu en diagonale. À tout à l’heure.

Et il a quitté en coup de vent. J’étais moi-même assez ému. Ma photo était juxtaposée en diagonale, sur un coin de celle de Sean, et la note se lisait : Jean-François Lahaie et Sean Hastings, les deux chercheurs de l’université Laval à l’origine de cette belle initiative. En sous-titre de l’article, on pouvait lire : le grand rassemblement pour la paix et le respect entre tous groupes moraux ou religieux aura lieu le samedi 17 juin de 16h00 à 18h00 au stade couvert du PEPS. On expliquait d’abord certains conflits mondiaux actuels liés à des différents, qui étaient souvent religieux à la base. On s’attardait entre autres au terrorisme des extrémistes musulmans mettant au prise le grand Satan avec l’axe du diable. On parlait aussi du conflit israélo-palestinien. On expliquait la faillite ou la non-existence des processus de paix actuels. Ceci servait d’introduction pour la présentation des deux compères de l’université Laval qui désiraient offrir une piste de solution qui pourrait contribuer à rendre notre monde meilleur. On parlait surtout de Sean et de son parcours particulier, avec son certificat en théologie et son statut d’étudiant post-doc visiteur venant d’Australie. On me présentait ensuite comme celui qui avait offert à Sean le concept qu’il cherchait depuis si longtemps et qu’il désirait exploiter à sa juste valeur. On s’attardait un peu sur notre rencontre scientifique à Sydney, en soulignant évidemment la grande valeur internationale des recherches que nous faisons en photonique à l’université Laval; il s’agissait quand même du journal de l’institution. On parlait ensuite du cheminement rapide, mais rigoureux, vers ce grand rassemblement. On expliquait comment le concept avait été mis à l’épreuve avec plusieurs intervenants, de différents backgrounds, de différents pays avant de penser à organiser un événement plus majeur. On parlait de la constitution multi-croyances du comité d’organisation. Par contre, on ne parlait presque pas de mes inquiétudes. Que quelques petites phrases du genre : les deux organisateurs ne laissent rien au hasard, ils tentent par tous les moyens de s’assurer que leur initiative ne donnera pas naissance à un courant de pensée dogmatique, comme ceux qu’ils dénoncent. Nulle part était-il mentionné que Jeff Lahaie se questionnait à savoir si un tel rassemblement était le meilleur moyen de véhiculer ce concept. On expliquait aussi très brièvement le concept en deux petites lignes bien courtes. C’était en fait un teaser afin d’inciter les gens à venir au rassemblement pour en savoir plus, plutôt qu’une véritable explication.

Je me doutais un peu que l’article allait avoir cette teinte-là, mais j’étais quand même déçu. L’université Laval étant associée au rassemblement, ce journal étant celui de l’université Laval, on ne pouvait pas le remettre en question. Il fallait tout faire pour que ce soit un succès; ce qui rejaillirait sur ce lieu de haut savoir qui avait tant besoin de faire parler de lui, recrutement oblige. On ne pouvait pas dire que la journaliste m’avait menti, mais elle m’avait certainement laissé imaginer autre chose.

Sean est revenu au moment où j’entamais la 2e section de l’article. Il était tout en sueur, complètement essoufflé. Prends ton temps que je lui ai dit, y’a pas le feu!

La 2e partie de l’article se limitait à annoncer l’événement avec un survol de son ordre du jour. On signalait que l’inscription était gratuite, que les places ne seraient pas assignées d’avance, on suggérait donc d’arriver tôt. On s’attardait beaucoup sur la fierté lavalloise et québécoise de s’associer à une telle initiative. On disait presque aux gens de s’assurer de remplir la salle afin de profiter de l’occasion pour envoyer une image de région pacifiste proactive au monde entier. Le fondement derrière le rassemblement comptait peu, l’image était ce qui comptait; Marshall McLuhan avait bien raison! On terminait en annonçant que si c’était un gros succès, on ne s’arrêterait pas là, et que cette initiative des chercheurs de l’université Laval pourrait bien faire le tour de la planète. C’était un gros publi-reportage, d’abord en ce qui concerne l’université Laval, ensuite en ce qui concerne le rassemblement.

Autant j’étais déçu, autant Sean semblait ravi. Il ne semblait plus avoir assez d’espace dans la face pour sourire à son gré. Il n’arrêtait pas de me regarder à tous les paragraphes en disant wow, that’s great!, dans un crescendo qui a mené à des cris bestiaux vers la fin de l’article. Si l’article avait été plus long, j’aurais probablement au droit à ce qu’il se cogne la poitrine à grand coup de poings comme nos bons gorilles savent si bien le faire.

-Tu as l’air content Sean, c’est le moins que l’on puisse dire.

-Super content! Je ne pouvais pas m’imaginer mieux. Ça donne quand même le trac un peu. Il va falloir livrer la marchandise. Car maintenant, c’est certain qu’il va y avoir beaucoup de monde.

-À moins qu’il ne fasse super beau cette journée-là. Les gens oublient vite les rassemblements quand vient le temps d’ouvrir la piscine. Tu sais, ce n’est pas comme en Australie ici, il y a tellement peu de journées de beau temps, les gens font tout pour en profiter pleinement lorsqu’elles se pointent. Aller au stade couvert du PEPS n’est pas la meilleure façon d’en profiter.

-Le rassemblement a lieu à 16 heures. Il y aura du monde de toute façon. De plus, comme je crois à une force supérieure, je suis certain que celle-ci interviendra en notre faveur et qu’il ne fera pas très beau cette journée-là. Jusqu’à maintenant, les choses se sont trop bien passées pour que ça s’arrête là! Tu crois vraiment que ce mouvement si irrésistible s’explique seulement par le hasard?

-Ne commence pas à me parler d’ésotérisme Sean, tu sais que j’en aurais long à dire là-dessus. Est-ce que ta prière vaudrait plus que celle de la jeune anglicane de Québec qui se marie ce samedi et qui prie pour du beau temps?

-T’as raison, embarquons-nous pas dans ce genre de débat. C’est quand même bien la manière que l’on te présente, comme l’autre organisateur du rassemblement.

-C’est vrai que c’est un peu exagéré. Tu as bien plus de mérite que moi dans cette organisation. En fait, tu as tout le mérite! Tu peux être certain que ce n’est pas la manière que j’ai présenté ça à la journaliste. Tout ça ne vient que d’elle exclusivement.

-C’est OK Jeff, c’était plus simple de présenter ça comme ça. Tu sais, je n’ai pas honte de toi, bien au contraire. De plus, c’est bon pour attirer les québécois pure laine qu’un des leurs soit co-organisateur de l’événement.

-Tu as probablement raison. Es-tu déçu que l’on ne parle pas de ton père?

-Pas du tout, je ne lui avais même pas parlé de mon père. Elle ne m’a jamais demandé qui finançait le rassemblement. La commandite de mon père ne fera pas beaucoup de bruit tu sais, elle sera clairement indiquée, mais de manière sobre et avec bon goût.

-Elle n’a pas fait un travail de journalisme exceptionnel, madame Jolicoeur. Elle ne questionne pas le financement derrière le rassemblement, elle ne parle pas de mes craintes par rapport à celui-ci. C’est pas fort! Le rassemblement aurait tout aussi bien pu être financé par la Corée du Nord qu’elle ne l’aurait jamais su.

-Tout le monde n’est pas aussi paranoïaque que toi, semble-t-il.

-Quand même Sean, tu trouves pas que ça fait un peu publi-reportage tout ça?

-En effet, et c’est exactement ce que je voulais. Un publi-reportage se servant de la crédibilité et de la pseudo-objectivité journalistique du Fil des événements pour se faire prendre au sérieux. Je ne pouvais demander mieux.

-De ta perspective, je comprends très bien. Moi, j’ai quand même passé dans le beurre avec le message que je voulais transmettre.

-Tu ne souhaites quand même pas de malheur au rassemblement. On paraît bien, c’est une super pub pour le rassemblement, soit content bonté (traduction libre de for goodness sake)!

-Ouais, une fois digérée ma déception, je crois que je suis assez content de la manière dont j’apparais. Sachant que les lecteurs ne savent pas que j’ai passé dans le beurre, je peux bien vivre avec ça. Ça fait quand même un beau souvenir à garder ce petit journal.

-C’est que le début Jeff! Penses-y, si tu veux participer au show, il est encore temps!

-Essais pas Sean, STP!

-OK la vedette, moi je m’en retourne au boulot.

Il était vraiment au comble du bonheur. Il m’a vigoureusement serré dans ses bras. Étant un peu surpris, ça n’a pas fait beaucoup de bien. J’ai failli vivre le syndrome du bébé secoué.

-Co-vedette Sean, co-vedette. Est-ce que tu veux que je te prête des lunettes soleil pour ton trajet, pour éviter que tes fans te reconnaissent et t’assaillent?

Il l’a bien aimé celle-là. Il est parti en rigolant.

J’ai pris le temps de relire l’article tranquillement, tout en brunchant. Ça a pas été long que j’ai reçu un premier appel de Paul, qui venait de voir le journal.

-Wow, as-tu vu le beau bonhomme sur la première page du Fil? Ça va les aider à augmenter leur tirage de présenter des chercheurs sex-symbol.

-Ouais, j’ai vu ça. Comment ça va Paul?

-Pas aussi bien que toi, je vois que tu es devenu chercheur à une vitesse folle. Monsieur n’a pas besoin de rédiger sa thèse et de la défendre, monsieur organise un rassemblement et ce n’est plus un étudiant au doctorat, c’est un chercheur.

-T’as raison, je crois qu’ils étaient mal pris avec Sean, qui n’est pas un étudiant, et moi qui ne suis pas un stagiaire ou un employé. Deux chercheurs, c’est plus facile à dire qu’un salarié et un payeur de droit de scolarité. De toute façon, c’est nous qui cherchons, c’est nous les vrais chercheurs, ce ne sont pas les profs, eux qui passent leur temps dans leurs bureaux.

-OK, OK, y faut pas choquer la vedette à ce que je vois. Je pense plutôt que tu cherches à te faire voir, c’est ça ton vrai côté chercheur.

-Tu m’as eu Paul! Tu n’as pas répondu à ma question cependant, comment ça va?

-Attends, y’a Hamid qui fait demander c’est qui la face de singe qui fait de l’ombre à la photo de Sean?

-Dis lui que la face de singe fait dire qu’au moins, elle n’a pas son corps de singe poilu.

Paul a transmis le message et la gang du lab s’est bien amusée. On riait souvent de la pilosité excessive d’Hamid, alors l’occasion était trop belle pour moi et je n’ai pas hésité. Ça faisait du bien d’avoir des nouvelles de tout le monde au lab. Ça faisait un petit bout de temps que je ne les avais pas vus, depuis le dîner-rencontre de la fin mai en fait.

J’ai eu plusieurs coups de téléphone comme ça tout au cours de la journée. C’était le fun d’avoir des nouvelles de toutes mes connaissances de la région de Québec sans avoir à faire trop d’effort. C’est incroyable l’impact des médias. Du monde que je n’avais pas vu depuis plus de 3 ans, des anciens coéquipiers de volley-ball, qui m’appelaient simplement parce qu’ils m’avaient vu sur le journal. Personne ne me parlait du contenu de l’article, me dire qu’ils m’avaient vu leur suffisait pour avoir le goût de prendre de mes nouvelles.

Même mon superviseur Alain m’a appelé. De son côté, j’aurais préféré qu’il m’oublie. Il m’a dit qu’il comprenait maintenant pourquoi il n’avait pas eu de nouvelles de moi depuis un certain temps. Il m’a demandé si la rédaction de ma thèse avançait tout de même un peu. Je lui ai dit que ça avançait très lentement, et que je le rappellerais à la fin juin. Il m’a fait tout un laïus afin de me mettre en garde contre les rédactions qui traînent et qui parfois ne finissent jamais. Il était bien placé pour en parler, ça lui était arrivé à quelques occasions avec des étudiants qui s’étaient trouvés du travail avant de terminer leur rédaction. Pour lui, un étudiant qui n’obtenait pas son diplôme, c’était du gaspillage de temps et d’argent et une tache à son dossier. J’ai tenté de le rassurer du mieux que j’ai pu, mais je pouvais sentir son inquiétude. Avec l’initiative de Sean et le break avec Catherine, la rédaction de thèse était loin de mes priorités. D’ailleurs, j’espérais bien que ces coups de téléphone allaient cesser un peu afin que Catherine ne tombe pas sur une ligne occupée. On approchait de 17 heures.

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