Chapitre 5. 10 juin 2006

Depuis cette conversation, je ne savais plus très bien comment je me sentais. J’étais encouragé et découragé tout à la fois. Le cycle entre ces deux états était d’environ 5 minutes. Je ne savais pas si j’avais réussi à la rassurer ou le contraire. Une chose était certaine, je n’étais pas en contrôle de la situation, et ça c’était très inconfortable. Il m’était très difficile de me concentrer sur la rédaction de ma thèse. Je m’assoyais devant mon ordinateur, et je ne savais pas par où commencer.

J’étais dans cet état de torpeur quand le téléphone m’a enfin réveillé. Cette fois-ci, ce n’étaient pas mes copains de Québec qui m’avaient vu dans le Fil, j’avais fait le tour de ceux-là, c’était ma mère, qui m’appelait de Montréal. On se parlait environ une fois par mois. Comme je l’ai appelée pour la fête des mères il n’y avait pas si longtemps, ce coup de téléphone était un peu inattendu.

-Est-ce que tu reçois Le Soleil chez toi? me dit-elle.

-Non, pourquoi?

-Parce que tu es dedans. Ta sœur Michelle le reçoit à chaque samedi, elle, et elle a vu un article dont tu étais la vedette avec ton ami australien. J’ai réussi à m’en procurer une copie à la grosse librairie du centre d’achat près de chez nous. Je n’aurais jamais pensé qu’ils auraient des copies du Soleil, mais c’est le cas. Michelle m’a dit d’aller voir, elle avait bien raison.

-Mais de quoi tu parles? Il y a eu un article sur nous dans le journal de l’université Laval, mais pas dans Le Soleil!

-Comment ça se fait que tu ne m’en avais pas parlé? Tu es vraiment beau sur la photo.

-Tu es certaine que tu te trompes pas. C’est bien Le Soleil dont tu parles?

-Le Soleil, édition du samedi 10 juin, à la page 35, dans la section Art de vivre. L’article est signé par France Jolicoeur, collaboration spéciale.

Je savais pas qu’elle pouvait vendre son article à d’autres journaux sans m’en parler d’abord. Elle m’avait bien dit qu’elle était pigiste à l’occasion, mais je ne me doutais pas qu’elle pouvait vendre cet article au Soleil. Y doit vraiment rien se passer dans l’actualité en ce moment pour qu’ils remplissent leurs pages avec cet article. Comment se fait-il que Sean ne m’ait pas appelé à ce sujet? Y doit être super content. Est-ce vraiment le même article?

-C’est quoi le titre maman?

-Grand rassemblement pour la paix au PEPS, avec le sous-titre : Le grand rassemblement pour la paix et le respect entre tous groupes moraux ou religieux aura lieu le samedi 17 juin de 16h00 à 18h00 au stade couvert du PEPS. Sous vos photos, on peut lire : « Jean-François Lahaie et Sean Hastings, les deux chercheurs de l’université Laval à l’origine de cette belle initiative ». Je suis tellement fière de toi!

C’était bien le même article, intégralement ou pas très loin. On y parlait de mon athéisme assumé. J’imagine que ma mère allait m’en parler. La dernière fois que j’ai essayé d’aborder le sujet avec elle, elle est devenue rouge, m’a dit qu’elle ne voulait pas en entendre parler. J’imagine qu’elle ne pouvait pas tolérer d’apprendre que son fils allait sûrement aller en enfer.

-Jeff, es-tu toujours là?

-Oui, maman, est-ce que tu as lu l’article?

-De bout-en-bout, ton père aussi, on est bien fiers de toi. Mais veux-tu bien me dire pourquoi tu ne nous avais pas parlé de tout ça? On va être là tu sais. On se prépare pour être là pour le rassemblement. Michelle est trop occupée, elle ne peut pas. Mais ton père et ta petite sœur seront là. Je me demande si je ne vais pas inviter les cousins et cousines et tes oncles et tantes.

-Non, STP maman, ne fais pas ça!

Un vrai moulin à parole cette mère; elle ne pouvait pas vraiment avoir lu l’article pour être si fière de moi. Ou bien elle était tellement excitée qu’elle avait lu sans rien comprendre.

-Ne fais pas ton timide, pour une fois que je peux montrer à tout le monde comment mon fils fait de grandes choses.

J’ai plusieurs publications scientifiques à mon crédit, j’ai presque complété un doctorat avec succès, j’ai été invité en Australie dans le cadre d’une collaboration scientifique, j’ai un brevet d’invention en instance d’acceptation, mais c’est quand je passe dans le journal pour l’organisation d’un rassemblement que je peux prétendre, auprès de ma mère, faire de grandes choses.

-Je ne participerai même pas au spectacle du rassemblement. Ne perdez pas votre temps à y venir. De toute façon, le sujet ne vous intéresse même pas, au contraire.

-De quoi parles-tu jeune homme! Le sujet m’intéresse au plus haut point. La paix dans le monde, on peut pas dire que ça ne m’intéresse pas, tu le sais.

-Maman, c’est des affaires de concepts philosophiques et de tolérance envers les autres croyances. De la manière que tu me parles des arabes, on peut pas dire que la tolérance est un sujet qui t’intéresse tant que ça.

-Jean-François, je crois que tu penses à ton père quant tu dis ça. Tu sais très bien que je ne suis pas raciste!

Elle était aussi xénophobe que mon père. Ce que mon père disait haut et fort, elle le disait en privé, sournoisement. Mais tout ce qui était différent du monde dans lequel elle avait été élevée lui faisait peur. Et la peur des autres, ceux qui sont différents, c’est ça la xénophobie. Dans son cas, il ne s’agissait pas de haine, simplement d’ignorance et de manque d’intérêt. Il faut dire que ce que l’on voyait à la télé concernant d’autres cultures, particulièrement les arabes, n’avait rien pour la rassurer. Dans leur quartier de l’ouest de Montréal, il y avait pourtant beaucoup de gens d’origines variées. Mais elle avait décidé de les ignorer. Même son médecin était d’origine arabe, et elle lui faisait confiance. Mais il ne fallait pas souligner qu’il était arabe. Sinon, elle devenait impatiente, disait : non, je ne crois pas, et changeait aussitôt de sujet.

-Tu as vu maman, on dit dans l’article que je suis un athée qui s’assume.

-C’est vrai que je ne comprends pas bien pourquoi et comment tu refuses de croire en Dieu. Ce que je comprends par contre, c’est que tu veux faire du bien autour de toi. C’est ça qui compte. Faire le bien ne peut que venir de Dieu, ça ne me dérange pas si tu appelles ça autrement. Pour moi, c’est ça.

Elle l’avait bien lu l’article. Elle l’interprétait à sa façon, trouvant le moyen de se réconforter dans ses croyances; mais elle l’avait lu.

-Vous perdrez votre temps si vous venez ici. En plus, je n’aurai même pas le temps de m’occuper de vous. Je vais devoir m’occuper du père de Sean qui descend d’Australie.

-Tu as le temps de t’occuper du père de Sean et pas de tes propres parents! Et pourquoi est-ce que l’on ne pourrait pas accompagner le père de Sean? Tu as peur que nous te fassions honte? C’est aussi pour ça que tu ne nous as jamais parlé de ce rassemblement?

-Écoute maman, si je t’avais parlé de ça avant que le journal n’en parle, tu m’aurais traité de mauvais catholique et de fou, et tu m’aurais suggéré de concentrer mes efforts pour finir mes études. Maintenant que ça passe dans le journal tu trouves ça fantastique et tu es fière de moi. Tu es fière de moi parce que je passe dans le journal, pas parce que j’organise un rassemblement.

-Si les journalistes s’intéressent à toi, c’est parce que tu fais de bonnes et grandes choses. C’est difficile à distance de réaliser tout ça. Maintenant je le réalise mieux. Ils disent même que votre rassemblement va venir à Montréal après Québec. C’est quand même pas rien!

-Il faut que je te dise quelque chose, maman. C’est vrai que je suis un peu l’instigateur de l’initiative qui donne lieu au rassemblement. Mais, je n’ai pas grand-chose à voir avec ce rassemblement. C’est Sean qui organise tout. Moi, je ne serai qu’un spectateur à Québec. S’il y a un autre rassemblement à Montréal ou ailleurs, je n’irai même pas.

-C’est quand même toi qui est à l’origine de tout ça. Ton australien n’a fait qu’en tirer profit. Tu lui donnes beaucoup de crédit je trouve!

-Voyons, c’est tout à fait le contraire. De toute façon, je vous demande de ne pas venir, STP.

-Tu dois être hyper stressé, ça se comprend. Si tu veux, on va rester à l’écart, on ne te dérangera pas.

-C’est pas la question. Je ne suis même pas impliqué dans l’organisation du rassemblement. Je ne suis pas du tout stressé; pas par ça en tout cas.

-On pourrait s’occuper de la belle Catherine pendant que tu fais ce que tu as à faire. Comment elle va la belle Catherine?

La question que je ne voulais pas entendre. Qu’est-ce que j’allais pouvoir répondre à ça?

-Elle va très bien, elle revient de Las Vegas où elle a participé à une conférence. Par contre, elle n’apprécie pas vraiment l’idée du rassemblement. C’est un peu pour ça que je ne suis pas plus impliqué dans son organisation.

-Elle est bien possessive cette fille. Est-ce qu’elle se rend compte à quel point c’est important ce que tu fais?

C’est tout à fait incroyable la puissance des médias envers ma mère. Maintenant que l’on en parlait dans le journal comme quelque chose de bien, rien ne pouvait remettre ce jugement en question. Ça devenait la chose la plus importante au monde et tout le reste devait être mis de côté, même ma blonde. Je commençais à m’impatienter profondément contre ma mère. Mais ça ne me servait à rien de monter le ton avec elle.

-Tu m’as dis que papa avait lu l’article, passe-moi-le donc, je veux savoir ce qu’il en pense.

-Tu sais bien qu’il travaille. Il m’a simplement dit de te demander pourquoi tu n’avais pas parlé de lui à la journaliste. Tu sais comment il peut être niaiseux des fois.

Typiquement le genre de remarque d’un homme sous l’emprise d’un complexe médiatique. Ça m’avait quand même détendu un peu cette question de mon père, c’est vrai qu’il pouvait très souvent être un niaiseux sympathique.

-Tu lui trouveras une réponse à ça. Je n’ai pas vraiment d’inspiration en ce moment. En tout cas, tout ce que je vous demande c’est de ne pas venir, SVP. Je vous ferai parvenir tous les comptes-rendus que je trouverai dans les médias après, mais ne venez pas. Vous pourrez aller au rassemblement de Montréal si vous voulez, mais pas à celui de Québec. SVP, faites ça pour moi!

-Moi qui me faisais une si grande joie d’être là!

-C’est parce que tu croyais que ça me ferait plaisir. Ce n’est pas le cas.

-Bon, tu me fais un peu de peine, mais je ne veux certainement pas te forcer à nous accueillir. Je sais que ça ne fera pas trop de peine à ton père de ne pas voyager. Quand est-ce qu’on se voit alors?

-Je vous appelle dimanche prochain pour vous parler de tout ça, je vous le jure. On pourra parler de ma prochaine visite à Montréal à ce moment-là. Qu’en penses-tu?

-OK mon homme! Tu m’inquiètes un peu par contre. Si tu as besoin de parler d’ici là, n’hésite surtout pas; à frais virés s’il le faut.

-Merci maman, mais ça ne sera pas nécessaire.

-Je t’aime mon homme, dis bonjour à Catherine pour moi.

-Ce sera fait maman. Bye bye, à bientôt!

J’étais vraiment soulagé d’avoir évité le pire. J’avais assez de préoccupations comme ça sans avoir à gérer ma famille et leur soif de couverture médiatique. J’en revenais toujours pas de leur fierté décuplée à cause d’un petit article. Sans article, n’auraient-ils pas eu toutes les raisons d’être aussi fiers? Ça m’écœurait un peu tout ça, surtout que je savais bien que j’étais moi-même un peu comme ça.

Il fallait maintenant que je m’achète Le Soleil et que j’aille voir Sean avec ça. Trouver le journal n’était vraiment pas compliqué, mais trouver Sean l’était beaucoup plus. Il n’était toujours pas à son appartement. Je me suis donc rendu à son local d’organisation. Il n’y était pas non plus. On m’a dit qu’il s’était isolé depuis hier soir afin de pouvoir écrire une partie des textes qui seraient utilisés lors du rassemblement. Il était allé faire du camping à un endroit inconnu et on le reverrait vers la fin de la journée. J’ai laissé le message de m’appeler et je suis retourné à l’appart. Le Soleil était placardé partout dans le local des organisateurs, alors ce ne serait pas moi qui lui annoncerait la nouvelle.

J’ai entendu du bruit chez Sean vers la fin de l’après-midi. Je suis tout de suite allé le voir et je lui ai montré notre article dans le journal. Il ne l’avait même pas vu. Il n’était pas du tout au courant que l’article allait être repris par Le Soleil. Il était fou de joie, bien évidemment. Il m’a demandé de réviser ses textes, ce que j’ai refusé.

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